Les chalutiers étrangers et l’expansion de l’industrie de la farine de poisson menacent de plus en plus les moyens de subsistance des pêcheurs sénégalais, forçant beaucoup d’entre eux à émigrer en Europe.
Mor Ndiaye, âgé de 34 ans, a vécu toute sa vie à Saint-Louis, une ville de pêcheurs animée au nord du Sénégal. Ses rues sablonneuses regorgent d’enfants et de chèvres errantes. La vie ici était radieuse jusqu’à il y a quelques années…mais tout a changé.
“Le poisson vient à manquer, que pouvons-nous faire ? Nous avions l’habitude d’attraper assez de poissons en un jour ou deux. Maintenant, nous devons aller en mer pendant des semaines pour pêcher la même quantité. C’est terrifiant, nous ne pouvons compter que sur Dieu”, avance Mor Ndiaye.
Saint-Louis, ancienne capitale coloniale de l’Afrique de l’Ouest française, se trouve au cœur de l’une des zones de pêche les plus riches du monde.
Les poissons capturés ici – principalement la sardinelle et d’autres poissons dits pélagiques ou de haute mer migrant le long de la côte – ont fourni jusqu’à 75% des protéines consommées par des millions de personnes au Sénégal et dans le reste de l’Afrique dans des pays comme le Burkina Faso et le Mali.
La flambée des prix du poisson
Cependant des chalutiers, principalement européens et asiatiques ont raclé les côtes du Sénégal entraînant une surpêche défavorable aux petits pêcheurs.
Au fur et à mesure que le poisson s’épuise, les pêcheurs artisanaux construisent de plus grands bateaux pour aller plus loin en mer, ce qui aggrave encore la surpêche.
D’autres ont décidé d’émigrer en Europe. Parmi eux, Amadou Dieye, 28 ans, qui a tenté de se rendre en Espagne en août dernier mais a abandonné après avoir passé plusieurs jours à dériver en mer lorsque le moteur du bateau est tombé en panne.
“Il y avait plus de 100 personnes dans le bateau. Tout le monde tombait malade. C’était terrible”, explique-t-il, debout près de la plage.
“Chaque année, il y a de moins en moins de poissons. Beaucoup de jeunes pêcheurs comme moi qui n’ont pas de famille veulent émigrer, mais je ne vais pas recommencer. J’ai vu des choses que je ne veux plus jamais revivre.”
Le manque de poissons a entraîné la hausse du prix de cette source protéine de base autrefois bon marché. Au marché local du poisson, des dizaines de femmes vendent de la sardinelle sous une forte chaleur torride, mais l’activité frénétique cache mal une autre réalité.
“Il y a quelques années, on achetait trois sardinelles pour 100 francs CFA mais maintenant elles coûtent 400 ou 500 francs CFA “, explique Hadi Khadiata Diop une cliente de 30 ans.
“Notre plat national est le thieboudienne : riz au poisson. Nous ne pouvons pas vivre sans poisson. Je ne sais pas ce qu’on va faire.”
Comme il devenait de plus en plus difficile de pêcher dans les eaux sénégalaises, les pêcheurs dépendaient de plus en plus de la pêche dans les eaux mauritaniennes. Mais il y a deux ans, les Mauritaniens ont mis un terme à cette pêche dans leurs eaux faisant chuter les prises des pêcheurs de Saint-Louis de 80%.
Pourtant, de nombreux pêcheurs continuent d’entrer illégalement en Mauritanie, même si cela signifie risquer leur vie. Plus tôt cette année, Fallou Diakhaté, 19 ans, a été tué par les garde-côtes mauritaniens, provoquant des émeutes et le pillage de boutiques appartenant à des immigrants mauritaniens.
Sa mère, Fatou Ndiaye, a appris sa mort lors des manifestations. Elle vit maintenant dans une petite chambre louée dans un bâtiment délabré de deux étages avec ses trois jeunes enfants à Guet Ndar, une péninsule mince entre l’Atlantique et le centre colonial continental de Saint-Louis, où vivent la plupart des pêcheurs.
“Fallou entretenait sa famille. J’ai divorcé et mon nouveau mari est malade, alors maintenant je dois faire n’importe quel emploi pour m’occuper de ma famille”, dit-elle.
Elle gagne sa vie en vendant des vêtements dans un marché, mais ce n’est pas souvent suffisant.
“J’ai peur : tout ce que je gagne sert à nourrir mes enfants, mais parfois je n’ai même pas assez pour leur donner le petit-déjeuner. Je veux qu’ils aient une éducation, je ne leur permettrai jamais de devenir pêcheurs, quoi qu’il en coûte”, ajoute-elle.
Des dizaines de pêcheurs auraient été tués, bien que personne n’en connaisse le nombre exact. En cas de capture, les gardes-côtes mauritaniens confisquent leurs bateaux et leur matériel et les déposent sur la terre ferme afin qu’il retourne au Sénégal à pied.
La Mauritanie dit qu’elle essaie de protéger ses propres ressources, mais elle a récemment accepté de laisser les Sénégalais pêcher 50.000 tonnes de poissons en autorisant 400 bateaux chaque année, dans le but d’améliorer ses relations avec son voisin.
Cependant, cet accord n’est pas encore mis en œuvre et il ne concerne qu’un petit nombre sur les milliers de bateaux dans la seule ville de Saint-Louis.
L’ogre Chinois et sa faim de farine de poisson
Après des mois d’essais, j’ai obtenu un permis de traverser la Mauritanie, parcourant des centaines de kilomètres à travers le désert et arrivant à Nouadhibou dans le nord, le seul port de pêche de Mauritanie.
C’était un spectacle saisissant : des milliers de poissons transformés en poussière pour créer de la farine de poisson – une sorte de protéine en poudre utilisée pour l’alimentation animale, exportée principalement en Chine pour nourrir d’autres poissons et animaux.
L’année dernière, près de la moitié des prises de poisson mauritaniennes ont été transformées en farine de poisson, selon le gouvernement.
Il s’agit d’une industrie en forte demande, avec 5 kg de poissons requis pour produire seulement 1 kg de farine de poisson. Il y a déjà une vingtaine d’unités de transformation rien qu’à Nouadhibou. Mais les critiques disent que cette industrie crée très peu d’emplois.
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“Les Sénégalais ont été remplacés par des Chinois et des Turcs qui pêchent maintenant le poisson transformé par des usines de farine de poisson, appartenant pour la plupart aux Chinois et aux Russes”, dit Alassane Samba, ancien directeur de l’Institut de recherche océanique du Sénégal.
“La Mauritanie protège ses eaux non pas pour son peuple, mais pour les étrangers.” Il ajoute que malgré le manque de poisson, il y a aussi une quinzaine d’usines de farine de poisson au Sénégal, dont une à Saint-Louis. Certaines sont en cours de construction le long de la côte ouest-africaine jusqu’en Gambie.
Pire, certains chalutiers étrangers qui approvisionnent ces usines de farine de poisson sont accusés de pêcher illégalement.
“Les chalutiers chinois et autres chalutiers étrangers pêchent parfois de petits poissons interdits ou opèrent dans des zones protégées”, me dit Henoune Ould Hamada, une ancienne inspectrice des pêches.
“Nous avons même trouvé des preuves qu’ils utilisaient de la dynamite pour attraper des poissons”, ajoute-t-il, faisant référence à la pratique consistant à utiliser des explosifs pour faire remonter des milliers de poissons à la surface.
M. Hamada dit que lui et de nombreux autres inspecteurs ont perdu leur emploi et ont été remplacés par une équipe d’inspection quasi militaire. Il croit que c’est parce qu’ils ont refusé de fermer les yeux sur ces activités illégales.
Surpêche et corruption
La Mauritanie s’enorgueillit pourtant d’être l’un des principaux militants de la lutte contre la corruption dans le secteur de la pêche à l’échelle mondiale.
En janvier 2015, le Président Mohamed Ould Abdel Aziz a lancé l’Initiative pour la transparence dans le secteur des pêches et a exhorté les autres gouvernements à y adhérer.
M. Hamada dit que lorsque des chalutiers ont été condamnés à des amendes pour pêche illégale, les échelons supérieurs de l’inspection maintenant dissoute, ont pris un pourcentage.
Cela s’est produit entre 2005 et 2010, lorsque l’inspection était dirigée par Cheikh Ould Baya, ajoute-t-il. M. Baya, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale et l’un des hommes les plus riches de Mauritanie.
Il a déclaré il y a cinq ans que 48% de toutes les amendes étaient conservées au profit de toute l’équipe, et a ajouté que c’était légal.
Contacté, M. Baya n’a pas souhaité répondre à la BBC. Un représentant mauritanien de la pêche a confirmé cependant que la loi permettait aux fonctionnaires de l’inspection d’encaisser 48% des amendes.
Cette loi a été abrogée peu après le départ de M. Baya du bureau d’inspection.
De retour sur le rivage, les pêcheurs traditionnels mauritaniens, qui sont censés bénéficier des restrictions imposées aux pêcheurs sénégalais, se plaignent également de la pénurie de poisson.
“Avant, on attrapait beaucoup de poissons en une seule journée, mais maintenant c’est très difficile de trouver quoi que ce soit parce que les gros chalutiers attrapent tout” affirme Abdullahi Bahry, un pêcheur debout sur la plage, avec des rangées interminables d’usines de farine de poisson qui s’étendent derrière lui.
“Les choses sont terribles. Si nous ne faisons rien, la mer bleue deviendra noire et nous manquerons de poissons.”
Avec BBC