CONTRIBUTION
Il a débuté crescendo sous Léopold. II s’est brutalement arrêté sous Macky. Entre les deux, 40 ans de bons et loyaux services. Un peu moins d’un demi-siècle passé tout au sommet de l’Etat, sans avoir été au service d’aucun président. Parce que lui n’a eu qu’un seul patron : la République dont il a été la si belle et historique silhouette. Il en a incarné l’esprit, la lettre et l’essentiel. Le tout sans s’être jamais exposé, sans être dans la lumière. Il était l’homme de l’ombre qui, pendant plus de quatre décennies, a éclairé le palais.
Ce monsieur qui paraissait sans âge, fut le cœur de la pelote qui a servi à tricoter l’histoire de la République sénégalaise. Sans jamais en montrer un bout de la laine ou en révéler la couleur. La confidentialité était plus qu’une charte, un sanctuaire inviolable. Sa capacité à préserver tout au long de sa carrière les mystères de la République et les secrets de ses quatre présidents est un cas d’espèce unique dans le monde. Tant d’années passées à côtoyer les très grands de la planète sans jamais avoir été pris en flagrant délit de divulgation des dessous pas toujours reluisants du pouvoir. Cet homme était décidément un spécimen bien unique.
Abdoulaye Wade ne croyait pas si justement penser en écrivant qu’«il n’y a pas de race Bruno car il est exceptionnel». Certainement le seul être au monde à avoir fait autant de fois le tour de la terre. Le seul au monde à avoir accueilli autant de chefs d’Etat, de gouvernements, de têtes couronnées et de décideurs de la planète entière. Le seul à avoir ses entrées dans les palais et les centres de décision du monde entier. Il était partout chez lui, où qu’il soit sur terre.
Je ne suis pas de taille à juger l’homme ou à évoquer des souvenirs personnels. Nos chemins ne se sont, en effet, que très rarement croisés. Notre seule vraie rencontre s’est déroulée lors de la préparation du sommet de l’Oci en 2008. J’avais profité d’un bref aparté pour lui faire part (sans illusion aucune) de mon désir de réaliser un film documentaire sur le protocole du Palais. Mais j’avais bien une autre idée derrière la tête, percer la nature de cet homme mystérieux dépositaire de quarante années de mystères présidentiels et de liturgie républicaine.
Avec ses yeux perçants, son regard empreint d’humanité et son autorité souriante, il m’a juste rétorqué : «Belle idée, on en reparlera.» Je ne l’ai plus jamais recroisé. Il s’en est arrêté là pour un homme qui ne s’est jamais arrêté. Parce que la République ne doit connaître aucune interruption de programme, le républicain sans faille qu’il a été tout au long de sa vie, est toujours resté en mouvement comme une montre à quantième perpétuel. Normal lorsqu’on a à son poignet, le contrôle de l’horloge de la République.
L’homme a entamé son parcours inédit pendant que l’actuel président usait encore ses fonds de pantalons sur les bancs du l’école. Macky Sall n’a que 17 ans lorsque son défunt chef du protocole commence sa carrière sous les ors et les lambris de la République. Difficile tâche que celle de prononcer l’éloge funèbre de celui qui vous a installé presque sept ans plus tôt dans vos fonctions de primo-président. Mais pour une fois, le chef de l’Etat a su trouver le ton juste et les mots qui conviennent, réalisant un peu tardivement que gouverner n’est pas que prévoir et déchoir, mais c’est aussi émouvoir.
Le Macky du cœur a pris le dessus sur le président de la froideur, en délivrant avec une voix presque vacillante, un discours empreint d’une émotion à la hauteur de celle qui a submergé le Sénégal à l’annonce de la mort d’un homme qui est resté la valeur refuge d’un pays en état de banqueroute morale et républicaine. «Mission accomplie» selon les mots de Macky Sall, pour cet homme qui a présenté la main à des centaines de présidents, chefs de gouvernement, Majestés, Altesses, et citoyens de la planète entière. Tous se sont pliés au protocole de son Excellence. Mais le protocole s’est toujours plié à Bruno.
Malick SY
Journaliste