CONTRIBUTIONInvesti dans sa mission de veiller sur la hadra et son patrimoine matériel comme immatériel depuis l’âge de 17 ans, celui que tous, à la suite de son homonyme, Cheikh El Hadji Abdoul Aziz Sy Dabakh, finirent par appeler «le digne de confiance», Al-Amine, est l’une de ces rares personnalités qui ne se contentent pas de marquer seulement leur époque. Ils la façonnent ! La spécificité de la personnalité de Cheikh Abdoul Aziz Sy Al-Amine est que chacun croit mieux le connaître que tout le monde, tellement il savait personnaliser les relations qu’il entretenait avec les gens au point d’induire certains vers l’impression de le posséder totalement alors qu’il était le patrimoine de tous.
C’est Sahykh Ahmad Sukayrij qui parlait de Cheikh El Hadji Malick Sy en le définissant comme le «legs béni des anciennes aux futures générations» (Barakatu Salafi fil Khalaf) dans son célèbre ouvrage sous le titre de Jinâyatul. Serigne Abdou semble s’inscrire dans cette même tradition de perpétuation et surtout de sauvegarde du patrimoine dont il faisait finalement partie, au point que le Pr Mbaye Thiam de l’Ebad, l’appelait «le gardien du temple». C’était en ces moments forts de la vie d’une hadra où l’on attendait la consigne libératrice après tant d’heures de réflexion et de concertation de la part de celui qui, par sa lucidité, pointait le doigt de la guidance vers la meilleure solution. Meilleure parce que toujours juste, réfléchie, et en toute connaissance de cause, mais surtout conforme à l’héritage auquel il était si «jalousement» attaché ! Mais c’était une fidélité au message parfaitement inscrite dans l’action et le «mouvement», comme dirait un certain Mohammed Iqbâl.
Al-Amine aura été le guide qui, à un moment où la vieille tradition pouvait éloigner les jeunes de la totale implication dans la vie confrérique exotérique comme ésotérique, a eu l’idée d’en rajeunir les structures et de mettre la jeunesse au cœur la Tarîqa. C’est cet élan de rénovation fidèle à l’essentiel qui a donné naissance à une «jeunesse malikite», au mouvement «Mouqtafîna» et bien avant, l’esprit qui généra tant d’autres organisations comme la Dahiratoul Moustarchdina Wal Moustarchidaty et la Cellule Zawiya Tijaniyya, etc. Décidément, Al-Muharram finit par être son mois pendant lequel le plus grand regroupement de la jeunesse s’est toujours effectué. Même en son «absence», ce sera toujours son inspiration qui devrait nourrir les ambitions d’une jeunesse devant d’énormes défis et responsabilités.
S’entretenir avec Al-Amine, après de longs moments de recherche de solutions et d’initiatives dans tous les sens, finissait par être un court instant de bonheur partagé pour l’éternité ; tellement les vérités les plus sincères et les critiques les plus constructives étaient formulées, de sa part, dans un style et un langage, certes, pleins de franchise mais aussi, toujours, d’affection paternelle. C’est Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al-Maktoum qui enseignait que «les confréries sont des clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion». En revisitant, Al-Fayyâdh, l’ouvrage d’Al-Amine regroupant ses différents discours et conférences tenues à travers le monde, on peut dire que Serigne Abdoul Aziz Sy a su, par une pédagogie différenciée, didactiser cet enseignement en leçons de vie, en éternel viatique pour donner corps à l’esprit de la Himma (volonté d’action), pilier essentiel de la Tarbiyya Tijaniyya.
On se souvient, lors de nos Ziarra dans le fameux «salon» qu’il nous disait : «Ne me présentez plus de projets, venez avec des bilans et des résultats» ! En fait, l’homme qui a parcouru le monde musulman, l’Europe et l’Amérique au service de sa mission qui n’a jamais varié, avait senti qu’il fallait booster une jeunesse qui le prenait pour modèle et à laquelle il fallait, vite, transmettre l’esprit de l’action comme philosophie de vie menant à la réalisation spirituelle. Une méthode collant parfaitement à la démarche de la Tijâniyya exigeant, bien que Tarîqatu Shukr, une double excellence spirituelle et temporelle afin que la «reconnaissance des faveurs» rime avec mérite dans l’humilité.
Le souvenir est encore vivace des moments décisifs de la mise en place du Forum national de la Tijaniyya en France ou encore du Symposium du Mawlid, du regroupement annuel de la jeunesse tidiane malikite, des diverses actions du Coskas et tant d’autres instants qui ont façonné le tournant décisif qu’Al-Amine a su donner à la vie de la Hadra. Il est sûr qu’en procédant à l’inauguration de la Zawiya Tijaniyya de New York, tous les esprits se tourneront vers cet infatigable bâtisseur, cet éducateur indulgent et rigoureux à la fois. On ne saurait comment ! La personnalité de cet «absent» le plus présent dans l’esprit des jeunes de la Hadra était multidimensionnelle au point que tous se le disputaient alors qu’il savait recevoir chacun et lui parler dans le langage qui sied. Serigne Abdou savait «rester digne en étant populaire» mais surtout, il était capable de «rester peuple en conseillant les rois», si on en était arrivé à paraphraser R. Kipling pour illustrer ce témoignage.
Dans un bus vers l’Aéroport de Casablanca, la radio nationale du Maroc annonce une audience solennelle entre le Roi du Maroc et Cheikh Abdoul Aziz Sy Al-Amine, représentant de la famille d’El Hadji Malick Sy dans les dorures du palais qui ne l’impressionnaient pas ; car une semaine après, on pourrait le retrouver, dans son humilité et son sens du devoir, à Yeumbeul, Kaolack, Mbour, ou «simplement» assis, au milieu de centaines de jeunes, dans un stade de la banlieue dakaroise pour une wazifa. Acte symbolique de la Tarîqa qu’il a complètement vulgarisé dans le sens d’une sage expansion des enseignements !
Les critiques littéraires arabes parlent souvent de «Sahl al Mumtani’» pour vanter la beauté d’une sublime prose, en apparence facile d’accès, mais difficile à cerner. On pourrait appliquer un tel paradigme dans l’approche que tout analyste aurait eu de la vie et de l’œuvre d’Al-Amine. L’actualité brûlante est aussi pleine de moments qui nous font penser à ses déclarations et appels à la retenue lorsque le pays se trouvait dans des contextes plus ou moins critiques. En plus de son rôle de «régulateur social» qu’il jouait lors des grandes crises politiques, Serigne Abdoul Aziz Sy Al-Amine, alors Khalife général des Tidianes, et même bien avant, arrivait à saisir les opportunités et les moments de grande écoute pour développer un discours relevant plutôt de l’avertissement ou de «l’alerte précoce» à la manière des prospectivistes «profanes».
Sa profonde connaissance du milieu et de la classe politiques lui permettait de s’adresser aux différents acteurs de l’opposition comme du pouvoir en toute liberté de ton. Au cours d’une entrevue avec lui, à Tivaouane, après nous avoir demandé quelle était notre spécialisation (la science politique), il nous dit en des termes assez sérieux : «Nul ne connaît la politique sénégalaise mieux que moi». Il faut dire qu’il a été impliqué dans nombre de réconciliations et de négociations à chaque fois qu’une crise majeure risquait de mettre à mal le fameux «contrat social sénégalais».
Lors des obsèques à la suite de la disparition de Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al-Maktoum à laquelle toute la classe politique ainsi que les représentants des partis avaient assisté, il leur lança : «Si vous n’arrêtez pas vos querelles, le pays basculera dans la guerre civile. (…) Ce que je vois venir n’augure rien de bon. Et vous n’aurez plus de temps pour vos partis politiques. Car, celui qui vous tuera sera à vos côtés. Mieux vaut donc arrêter vos querelles, sans quoi notre pays en sera détruit.» (cf. Journal, l’Observateur n°4046 du lundi 20 mars 2017 pp. 1 et 5). Ces propos prononcés dans le contexte d’un climat politique tendu prenaient tout leur sens dans un contexte où il appelait à l’apaisement et à la sérénité. Le style d’un tel discours rappelle, sur nombre de ses aspects, un appel à la «raison» et à l’apaisement du climat politique par des directives pour plus de concorde et de cohésion. D’ailleurs, Serigne Abdoul Sy Al-Amine et Serigne Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké, défunt Khalife général des Mourides, ont marqué le champ sociopolitique sénégalais par leurs appels à «l’unité» et à la «concorde» au point que leur khalifat a symbolisé un esprit de «cohésion» jamais retrouvé depuis celui de Cheikh Abdoul Aziz Dabakh, décédé en 1997. C’est dans ce sens qu’un hommage à Al-Amine, par les temps qui courent, ne peut pas omettre le sentiment profond de regret d’un homme de paix, de conciliation et de concorde.
Par Dr. Bakary SAMBE
Membre de la Cellule Zwiya Tijaniyya – Tivaouane
Co-Fondateur du Forum national sur la Tijaniyya en France