CONTRIBUTION
Ceux qui proclament que le Sénégal est un Etat de droit sous le magistère de Macky Sall doivent désormais se rendre à l’évidence : l’arrêt de la Cour de justice de la Cedeao en date du 29 juin 2018 est la preuve définitive que l’indépendance de la justice sénégalaise est une fiction. Saisie par les conseils du Maire de Dakar et statuant au fond, la Cour de justice de la Cedeao a conclu que «le droit à l’assistance d’un conseil, le droit à la présomption d’innocence et à un procès équitable de Khalifa Sall et des 5 autres requérants ont été violés».
D’un point de vue formel, le Sénégal bénéficie de tous les attributs d’un Etat de droit. A la pointe des pays signataires d’une multitude de conventions internationales, le Sénégal se singularise par une capacité inouïe à adhérer à tous les protocoles internationaux magnifiant la défense des Droits de l’homme : articles 10 et 11 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948 énonçant le droit à un procès équitable, article 7-1 de la Charte africaine des Droits de l’homme et des peuples, article 14 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, article 5 du règlement n°05/CM/ de l’Uemoa qui dispose que les avocats assistent leurs clients dès leur interpellation durant l’enquête préliminaire dans les locaux de la police, de la gendarmerie ou devant le parquet…
Dans les faits, l’Etat du Sénégal, se comporte comme un «Etat voyou», violant les dispositions de sa Constitution et les textes internationaux des droits de l’homme, dûment ratifiés. Avec l’arrêt de la Cour de justice de la Cedeao du 29 juin 2018, c’est le procès de tout un régime, avec la justice sénégalaise au banc des accusés :
1 – Le procureur de la République a littéralement violé les droits de la défense, un principe absolu consacré par les textes de l’Uemoa, la Constitution et le code de procédure pénal modifié par la loi n°2016-30 du 08 novembre 2016, dont l’article 166 prévoit la nullité des actes de procédure viciés, ainsi que la procédure ultérieure à ces actes (art 166 al 2),
2 – Le juge Malik Lamotte a failli à sa mission de gardien des libertés, en ne s’assurant pas de l’effectivité des règles fondamentales du procès. En effet, le juge Malik Lamotte ne pouvait, après avoir constaté que la procédure qui lui est soumise violait les principes fondamentaux de la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable, participer lui-même à cette violation qui constitue une atteinte grave aux principes de fonctionnement de la justice pénale.
3 – La conclusion de la Cour de justice de la Cedeao est sans appel : «La responsabilité de l’Etat par le truchement des autorités policières et judiciaires est engagée». La Cour dit clairement que la responsabilité de deux institutions (la police et de la justice) est établie dans ce fiasco judiciaire qui a conduit à l’arrestation du Maire de Dakar, entachée d’illégalité.
4 – En conséquence, tous les actes de procédure à l’encontre de Khalifa Sall sont viciés et frappés de nullité manifeste (de l’enquête préliminaire qui n’a pas été conduite selon les modalités garantissant l’égalité des armes entre les autorités d’enquête, de poursuite et le prévenu, à la décision rendue par le juge Malik Lamotte, condamnant en première instance, le maire Khalifa Sall à 5 ans de prison ferme).
Les termes du communiqué des avocats de l’Etat, notamment le point 5 précisant que «la décision de la Cour de justice de la Cedeao ne concerne pas le fond de l’affaire» sont totalement faux, et de surcroît mensongers. Après avoir souligné qu’elle statuait contradictoirement et publiquement en matière de violation des Droits de l’homme en premier et en dernier ressort, et s’être déclarée compétente à examiner la requête de Khalifa Sall (sur la forme), la Cour de la justice de la Cedeao a précisé à l’entame de sa décision qu’elle statuait «au fond». C’est écrit noir sur blanc. L’arrêt de la Cour de justice de la Cedeao du 29 juin 2018 est suffisamment clair, et n’a besoin d’aucune précision (tentative de manipulation de l’opinion). Mieux, la Cour de justice de la Cedeao en a rajouté une couche, en précisant que la détention arbitraire de Khalifa Sall entre la proclamation des résultats des législatives de 2017 et la levée de l’immunité parlementaire constituait une circonstance aggravante.
Certains s’empressent de relayer le point de vue de l’Etat, en soulignant que la Cour de justice de la Cedeao ne dispose d’aucun moyen coercitif pour contraindre l’Etat du Sénégal à appliquer cette décision. Vu sous cet angle, c’est la porte ouverte à toutes les dérives. Lorsque la Cour européenne des Droits de l’Homme condamne un Etat membre de l’Union européenne, elle n’envoie pas une armée pour faire appliquer sa décision. Les Etats membres qui se sont soumis, de leur propre gré, aux règles édictées par la Cedh prennent acte de ladite décision et s’assurent de son exécution. Il convient de préciser que toute décision rendue par la Cour de justice de la Cedeao est, ipso facto, exécutoire, car elle ne nécessite aucune autre procédure juridique sur le territoire de l’Etat membre considéré. Il importe pour le requérant de saisir directement les tribunaux internes pour faire exécuter la décision.
Dans un Etat de droit digne de ce nom, il n’y a aucune difficulté à faire exécuter une décision de justice qui rétablit les droits d’un citoyen violés par un Etat ou une Administration. Dans les républiques bananières, on observe une tendance à invoquer la souveraineté de l’Etat, une «souveraineté à la carte», puisque certains Etats sont prêts à brader cette «souveraineté» suivant leurs intérêts du moment. A titre d’exemple, la 46e session ordinaire de la Communauté, qui s’est tenue à Abuja, au Nigeria, le 15 décembre 2014 a décidé de l’instauration de la carte d’identité biométrique Cedeao, et recommandé aux Etats membres de l’espace communautaire la mise en circulation dudit document, à partir de 2016. Le Sénégal s’est empressé de mettre en vigueur cette recommandation, pour neutraliser le vote de millions d’électeurs sénégalais, lors du scrutin du 30 juillet 2017, à des fins électorales.
Il faut être cohérent. On ne peut un jour, se prévaloir d’une recommandation de la Cedeao pour la confection expresse de titres d’identité biométriques Cedeao, et d’un autre côté, invoquer une souveraineté nationale pour ne pas appliquer une décision rendue par la Cour de justice de la Cedeao. Pas plus que la Cedeao n’a contraint militairement l’Etat du Sénégal à mettre en circulation les cartes d’identité biométriques en 2016, c’est une évidence que la Cour de Justice de la Cedeao ne déploiera pas une armée pour faire appliquer ses décisions dans les Etats membres. En Afrique, de nombreux crimes et violations des droits humains sont commis, au nom de la souveraineté nationale.
Ceux qui dénient à la Cour de justice de la Cedeao un pouvoir coercitif et font une différence avec la Cour européenne des Droits de l’Homme, admettent implicitement que les Africains «sont des sous-citoyens». Il ne faudrait pas alors, demain, s’offusquer de l’intervention de puissances «étrangères» pour rétablir la démocratie dans tel ou tel pays. Les journalistes Adama Gaye et Cheikh Yérim Seck qui ont fait les beaux jours de l’hebdomadaire Jeune Afrique et sillonné le continent africain, sont très bien placés pour savoir, qu’en Afrique, «le bourreau de l’africain, c’est d’abord l’africain». L’innovation majeure apportée par la Cour de Justice de la Cedeao («Protocole Additionnel A/SP/1/01/05 ») porte sur le fait que l’épuisement des voies de recours internes n’est pas nécessaire. Toute personne victime d’une violation de ses droits peut demander réparation immédiatement devant la Cour de justice de la Cedeao.
La sortie du ministre de la Justice commentant une décision de justice (une étrangeté dans un Etat de droit), et arguant que la Cour de justice de la Cedeao ne remet pas en cause la décision rendue par la juridiction nationale, mais uniquement la détention arbitraire entre la proclamation des résultats du 30 juillet 2017 et la levée de l’immunité parlementaire est fausse. En effet, la décision de la Cour de justice de la Cedeao porte sur 2 points (dont le 1er est décisif, car il conditionne l’annulation de l’intégralité de la procédure) :
1 – Le droit à l’assistance d’un conseil, à la présomption d’innocence et à celui un procès équitable de Khalifa Sall ont été violés, ce qui signifie que toute la procédure en amont est viciée (nulle),
2 – La détention arbitraire du maire après les résultats des législatives est une circonstance aggravante. En orientant le débat sur le point 2, le régime esquive le point nodal (le 1er).
Si le Sénégal souhaite conserver sa souveraineté pleine et entière (c’est son droit), alors il doit cesser d’être membre de la Cedeao. Etre membre d’une instance régionale implique des droits, mais aussi des devoirs (se soumettre aux règles communes). Il appartient aux juridictions internes de prendre le relais, et de s’assurer de la bonne exécution de la décision prise. La justice sénégalaise est interpellée par l’arrêt du 29 juin 2018, de la Cour de justice de la Cedeao. Le 9 juillet 2018, le premier Président de la Cour d’appel de Dakar, Demba Kandji doit prendre ses responsabilités, tirer les conséquences de cet arrêt dont les termes sont sans équivoque, annuler tous les actes de procédure (viciés) à l’encontre du maire de Dakar et ordonner sa libération immédiate pour lui permettre de recouvrer la plénitude de ses droits. Cette histoire de «caisse d’avance», aux allures d’une cabale politique visant à éliminer un potentiel candidat aux présidentielles de 2019, ne convainc personne. A commencer par la Cour de justice de la Cedeao.
Sous le magistère de Macky Sall, le Sénégal qui faisait un temps, la fierté du continent africain est méconnaissable : violations répétées de la Constitution, privation du droit de vote de millions de citoyens, scrutins truqués, arrestations arbitraires de centaines d’opposants, de jeunes, de journalistes, d’artistes, scandales économiques étouffés, fragilisation des corps de contrôle, instrumentalisation de la justice, modification des Avis du Conseil constitutionnel en Décisions, répression aveugle, voire assassinat d’étudiants (Bassirou Faye et Fallou Sène), violation par l’administration pénitentiaire des droits élémentaires des détenus (refus du droit de visite sur injonction de l’Exécutif, sans aucune base légale), etc.
Le procès du maire de Dakar, c’est d’abord le procès d’un régime déviant et liberticide. Il est temps que les magistrats sénégalais se ressaisissent avant l’effondrement de l’Etat de droit qui se profile dangereusement. Tous les regards de la communauté internationale et des maires francophones sont braqués sur le Sénégal du potentat Macky Sall.
Seybani SOUGOU
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