CONTRIBUTION
Il y a de cela quelques semaines, la Lisca organisait un téléthon dont l’objectif principal était de déconstruire la marginalisation liée à l’accès aux soins, dont sont victimes plusieurs cancéreux de notre pays du fait de leur situation sociale. Quelques semaines plus tard, le ministre de l’Environnement faisait une sortie, suite à un rapport publié par l’Oms dans lequel il était notifié que la ville de Dakar était l’une des villes les plus polluées du monde. Se poser des questions sur le sens de ce téléthon dans un environnement à risque aussi important, c’est se pencher de façon générale sur les enjeux liés aux maladies chroniques à soins coûteux et ceux liés aux actions de solidarité dont bénéficient certains malades, et de façon plus spécifique, sur les perspectives que ce type d’initiative doit dessiner dans le sens de dynamiques plus durables permettant de remonter aux racines de la morbidité.
Le cancer, maladie à forte détermination environnementale, est source d’enjeux essentiels
L’augmentation de l’incidence du cancer est l’un des courants dont l’amplitude risque de bouleverser les structures sanitaires au cours des prochaines années. Les conséquences d’une mauvaise urbanisation (pollution atmosphérique, exposition à des produits dangereux, etc.) sont aujourd’hui l’un des facteurs qui sont au cœur des forces motrices qui animent le complexe pathogène lié à cette affection. Cette urbanisation est en train non seulement de reconfigurer les risques traditionnels tout en suscitant de nouveaux, mais aussi de transformer les voies de diffusion des facteurs pathogènes. C’est en 2011 que le Sénégal a commencé à figurer dans le classement de la pollution urbaine de l’Oms. Il peut être dangereux aujourd’hui de respirer l’air lorsqu’on se trouve au niveau de certains endroits de Dakar, où l’on peut enregistrer une pollution de l’air 5 à 7 fois supérieure à la norme établie par l’Oms. Les particules fines émises par la combustion des gaz d’échappement, notamment des moteurs diesel, peuvent provoquer des maladies chroniques chez les enfants et les personnes les plus âgées. Les gaz d’échappement des moteurs diesel ont récemment été classés cancérigènes par le Centre international de recherche sur le cancer. Sous ce rapport, il faut déjà insister sur la nécessité pour les autorités sénégalaises, d’avoir une ampleur de vue et une vision prospective lorsqu’il s’agit de problèmes de santé.
Nous savons par ailleurs que les coûts liés à la prise en charge de cette maladie, ne peuvent être supportés par la majorité des cancéreux qui, pour la plupart, sont dans une situation permanente de précarité. Les difficultés pour se soigner auxquelles sont confrontés aujourd’hui les patients atteints de cancer, confèrent à ce problème une puissante charge émotionnelle. Cette affection pose des problématiques à la fois de développement durable et de santé publique, elle concerne la vision que notre société a de la maladie et la façon dont nous concevons notre vivre ensemble. Les décès imputables à cette affection présentent une configuration inédite de progrès sans précédent dans le traitement lié au cancer et le nombre important de personnes qui ne peut pas en bénéficier.
Médecine spectaculaire et performante, ne signifie pas mise à disposition pour le plus grand nombre, car le progrès accentue les contrastes et les exclusions (le problème de la machine de radiothérapie). Les coûts liés à cette affection laissent penser que la modernité s’est souvent produite hors humanité au nom de logiques gestionnaires. On peut de ce fait comprendre qu’en dehors des inégalités économiques et sociales qui existent forcément dans un pays comme le nôtre, ce dernier devra faire face à la montée des problèmes engendrés par une médecine dominée par les forces du marché, par une évolution technologique coûteuse et par l’augmentation de la demande de soins. Cette situation entraîne des difficultés qui remettent déjà en question les modalités actuelles d’exercice de la médecine et qui ébranlent parfois sa légitimité.
Concilier équité et contraintes économiques, sera dans le contexte actuel l’enjeu de bien de débats sur les soins de santé. Nous le savons, les politiques sanitaires et sociales basées sur l’équité et la justice, sont les instruments les plus puissants permettant de construire la paix et la cohésion sociale. Sous ce rapport, on peut dire que la manière dont une société protège et défend la santé de ses membres, reflète son niveau démocratique, sa maturité et sa modernité. On peut même dire qu’un projet de société démocratique qui oublierait de s’occuper de ses concitoyens les plus souffrants, faillirait au strict respect des droits de l’homme. Au Sénégal, la santé est encore une fois un droit constitutionnel fondamental qui fait l’objet d’une exigence très forte d’égalité entre les citoyens ; l’une des expressions les plus évidentes de l’effectivité de ce droit, est la possibilité pour chaque malade de pouvoir bénéficier de soins où qu’il puisse se trouver sur le territoire national, or ce n’est malheureusement pas le cas pour de nombreux malades atteints de cancer. En définitive, on peut dire sans se tromper que le traitement du cancer interroge de façon plus large la société sénégalaise dans toutes ses composantes.
Le téléthon est non seulement une modalité d’exercice de la citoyenneté et un catalyseur de l’action civique, mais aussi un acte de refondation sanitaire
La santé est encore une fois un droit constitutionnel et le service public aurait dû être le cœur de son élaboration démocratique or il n’en est rien. En effet, un système de santé comme le nôtre, dans lequel chacun doit payer directement une part substantielle du coût des services de santé au moment où il vient se faire soigner, en limite manifestement l’accès aux seules personnes qui ont les moyens de les payer. Il s’y ajoute que l’urbanisation accélérée et la pauvreté ont étiré jusqu’au point de rupture les réseaux de solidarité traditionnels, ce qui a contribué à distancer, à séparer, à ignorer ce qui nous concerne collectivement. La Lisca, à travers le téléthon, a posé un acte de résistance à cette déconstruction sociale en cours. Soutenue par une vague impressionnante de l’opinion publique, courtisée par les politiques, la Lisca a mobilisé d’innombrables concours, collecté des ressources importantes et bénéficié d’une image médiatique très favorable.
Ce projet, à n’en pas douter, plonge ses racines au cœur de nos valeurs de solidarité. En effet, il renvoie au caractère inconditionnel de l’exigence éthique dont se fait écho l’élan de compassion qui vise spontanément à soulager la souffrance d’autrui. Il pose de ce fait la question des valeurs- étalons qui structurent l’agenda national. D’une certaine façon, il y a eu au Sénégal une “évidence” du téléthon. Les initiatives de ce genre rendent compte de la carence sociétale, où en général chacun se soigne hors du souci de l’autre. Son succès même pose aussi, dans un certain sens, le problème d’une médecine “déshumanisée” et coûteuse. Il y a une amplification de la participation citoyenne avec une dynamique qui semble irréversible. Des associations comme la Lisca, ont émergé comme des forces de représentation collective dotées d’une expertise importante, n’oublions pas qu’il y a beaucoup de cadres médicaux au sein de cette association. Cette dernière a eu le mérite de placer aujourd’hui le cancer au cœur d’un dialogue entre les scientifiques, le secteur public, le secteur privé et les malades, dont l’exigence éthique a pour enjeu majeur l’affirmation de notre pays de ses capacités à faire face aux défis liés au cancer. Sous ce rapport, le téléthon offrant des services sociaux apparemment semblables à des “services publics”, on peut dire que la multiplication accrue des associations et des logiques engagées dans les faits de santé, s’est accompagnée d’un partage de la gouvernance du secteur de la santé.
Pour notre part, nous serons souvent amenés à questionner les associations à partir de l’exigence de solidarité qu’elles affichent et sur laquelle elles construisent leur image et leur légitimité ; nous les questionnerons aussi sur leur capacité à interroger au fond, l’Etat sur sa volonté politique à rendre effectif le droit à la santé. La rhétorique utilisée lors de ce type d’activité ne peut donc manquer d’être soumise à un exercice d’identification des logiques qui les sous- tendent et de décryptage des pratiques qui s’en réclament. L’on a pu constater que cet exercice médiatique a délimité un espace scénique dans lequel les hommes politiques sont venus jouer leur texte alors que le décor imposait des jeux de rôle limités. Dans des situations de ce genre, il faut toujours veiller à dégager le substrat éthique invariant pour le préserver des inversions de sens et des effets pervers qui toujours menacent. Il faut dire qu’au-delà de leurs insuffisances, ces associations sont le signe d’un pays en quête de régulation. Des associations comme la Lisca ont permis la définition de nouveaux rapports entre les acteurs. Ce changement contextuel a amené les techniciens de la santé non seulement à redessiner leurs habituels cadres stratégiques, mais aussi de façon plus générale, à restructurer leurs façons de penser dans l’optique d’une amélioration de la santé des sénégalais.
Les associations doivent davantage s’investir pour une meilleure place de la santé dans un modèle pluridimensionnel humain de développement durable
La responsabilité de la Lisca doit s’inscrire dans la durée sous peine de se ramener à des sursauts sporadiques d’émotion et à céder ainsi à la logique médiatique de l’instantané. Ce ne sont pas seulement les situations extrêmes qui doivent mobiliser les opinions, mais les dysfonctionnements et les incohérences de nos politiques. Dans cette perspective, il doit s’agir certes de permettre la prise en charge de malades atteints de cancer, mais aussi d’explorer des situations où les émotions sont mobilisées sans forcément en présupposer la cohérence. Au-delà de l’action urgente, il faut être en mesure de définir les termes d’un projet, non seulement sous la forme de la planification pratique, mais également sous la forme d’un choix de stratégies cohérentes et plus productives (plaidoyer, sensibilisation etc.). Le droit à un environnement sain, réforme constitutionnelle adoptée lors du dernier référendum, constitue un support important de l’exigence visant à obtenir un ordre égalitaire devant la santé. Dans un contexte où cette dernière se révèle tout particulièrement perméable à l’environnement, entraînant souvent inquiétude et angoisse, il est plus que jamais nécessaire de s’interroger sur ce que pourrait être la politique de santé au Sénégal comme objet d’une réponse appropriée et cohérente face au drame du cancer. Il y a nécessité de réfléchir à la prise en compte des causes du cancer ; il y a ensuite nécessité de communiquer des éléments d’analyse pour nourrir un débat critique au-delà de l’image qui fait choc.
Il est aujourd’hui admis que la définition des politiques en matière de santé, s’est souvent trouvée limitée par le caractère multidimensionnel des déterminants et par la difficulté d’intervenir sur les causes structurelles, alors que l’action publique se déployait plus facilement à travers des mesures ciblées autour des structures de santé. Aujourd’hui encore, la préoccupation sanitaire est essentiellement configurée autour du pouvoir médical. Dans un pays où les ressources financières sont limitées avec une pression concurrentielle des besoins, cela ne peut se traduire que par une mise en œuvre d’instruments de protection inefficaces. En outre, on peut penser qu’un changement de détermination pourrait générer des difficultés, notamment celles qui seraient liées aux recompositions importantes qu’il implique en matière de santé publique. L’évidence qui s’est progressivement imposée, c’est que les soins médicaux seuls ne peuvent guère contribuent à améliorer les indicateurs sanitaires et beaucoup moins encore à promouvoir un haut réseau de bien-être.
Tout le monde est d’accord aujourd’hui qu’il faut cesser de configurer le champ de la santé à partir de modèles conceptuels uniquement médicaux, et qu’il faut considérer le système de santé comme un partenaire parmi tant d’autres dans l’amélioration de la santé des populations sénégalaises. Il faut donc de larges investigations autour du couple système de santé/santé des populations, mais au-delà, autour des politiques publiques comme instruments collectifs visant à améliorer l’état de santé des populations ; n’oublions pas que les facteurs qui sont responsables de la bonne santé des Sénégalais sont à plus de 90 % non médicaux. Au-delà du noyau dur de l’intervention d’urgence et en deçà du domaine des politiques de soins, il y a certainement une zone intermédiaire où se repèrent les facteurs qui sont directement à l’origine de la morbidité (pollution, alimentation, etc.) et qu’il importerait de traiter soit à titre de l’action préventive, soit à titre de suivi d’une intervention.
La Lisca et les autres associations qui œuvrent pour le bien être des Sénégalais, devraient travailler à la constitution d’une coalition comprenant les secteurs dont les activités ont un impact sur la santé : le ministère de l’Environnement, le ministère des Transports, le ministère de l’Economie et de Finances, le ministère du Commerce et le ministère de la Santé. Ce dernier, grâce à un leadership mobilisateur, pourra veiller à ce que les externalités négatives qui peuvent être engendrées par les activités des autres secteurs soient neutralisées. Le ministère de la Santé doit insister sur des politiques qui mettent l’accent sur la promotion de la santé basée sur des relations réciproques entre population, environnement, mode de vie et santé. En attendant et de manière urgente, la Lisca avec tous les autres acteurs impliqués dans la santé, doivent mener un plaidoyer auprès du président de la République pour que l’âge légal d’importation des voitures soit ramené à moins de 5 ans.
Professeur Oumar FAYE
Hôpital Albert Royer