CONTRIBUTION
Juger au nom du peuple sénégalais signifie juger en respectant les lois qu’il a votées au travers de ses représentants au Parlement. Les juges sont la bouche de la loi, ils n’ont pas à dévier des règles édictées sous prétexte qu’à un instant T, une masse de citoyens pense que telle personne est innocente ou coupable, ou qu’elle mérite clémence ou sévérité, sans avoir lu le dossier qui est rarement public.
Tout d’abord, une évidence en guise de rappel de principe : un juge doit prioritairement juger sur la base des faits établis par-devant lui et selon le droit applicable. En ce sens, le juge ne fait pas de politique. Il ne saurait être le porte-parole d’un parti. Son indépendance de jugement doit être complète, libre de toutes formes de pressions extérieures. Il inscrit sa décision dans un cadre rigoureux, contraint par un carcan parfois codifié jusque dans ses moindres détails.
Tout système souffre de certaines imperfections. Mais ceux qui plaident pour supprimer d’un revers de main toute forme de «représentativité politique» au sein des organes judiciaires font probablement fausse route. L’idée que la justice serait une science exacte, obéissant à des schémas tout tracés, doit être battue en brèche. Si le droit était une science exacte, sans imprévu ni incertitude, il n’y aurait d’ailleurs pas besoin de faire de procès.
Rendre la justice «au nom du peuple» pourrait nous laisser penser que les citoyens ont leur mot à dire lorsqu’un juge va rendre une décision. C’est le sens d’un grand nombre de critiques et de postures, de plus en plus populaires sur Internet. Pourtant, tel n’est pas le cas, et tel ne doit pas l’être. Partant du principe que les magistrats jugent au nom du peuple sénégalais, il serait logique de penser qu’ils doivent prendre en compte ce que chacun peut exprimer comme avis, mais ce serait confondre juger au nom du peuple, et juger au nom de l’opinion publique. Une telle justice sera nécessairement injuste, car elle prendra en compte l’avis d’une foule qui n’aura qu’une connaissance éloignée de l’affaire, qui réagira avec ses émotions, sans connaître et sans prendre en compte la réalité du droit et des faits de l’espèce.
Les juges, notamment dans les affaires pénales, ont un dossier d’enquête précis, détaillé et complet. Ils assistent à des interventions de témoins, d’expert, d’avocats, des victimes, des proches et des accusés. Il n’est pas possible de se faire une idée précise d’un dossier en ne consultant que l’opinion, quelle qu’en soit la qualité. Rendre une justice populaire n’est rien d’autre que rendre une justice populiste, une justice injuste. Cette justice sera nécessairement injuste, car elle prendra en compte l’avis d’une foule qui n’aura qu’une connaissance éloignée de l’affaire, qui réagira avec ses émotions, sans connaître et sans prendre en compte la réalité du droit et des faits de l’espèce.
L’exemple le plus frappant est celui de l’affaire dite «Khalifa Sall». Il suffit de lire les minutes du procès pour se rendre compte que, malgré une couverture médiatique particulièrement importante, très peu des détails ont été communiqués dans les médias. L’image que nous avons de cette affaire est lacunaire, partielle, voire partiale. De là, comment pourrions-nous donner un avis éclairé sur les décisions que doivent prendre des juridictions, sans avoir été à la moindre journée de procès ?
Lorsqu’un juge doit forger son «intime conviction», il est nécessairement influencé par son propre parcours de vie et sa propre vision du monde. La justice est «à la fois merveilleusement et terriblement humaine». Elle est rendue par des êtres humains (les juges) sur des êtres humains (les parties au procès) pour des êtres humains (la société). Un simple citoyen qui agresse son voisin est passible de prison. Un chirurgien qui rate plusieurs opérations, parce qu’il est incompétent, est soit démis de ses fonctions, soit traduit en justice. Un journaliste qui publie de fausses nouvelles est poursuivi pour diffamation, alors pourquoi les hommes politiques n’auront pas la justice comme épée de Damoclès au-dessus de leur tête ? Pourquoi ne faut-il pas instaurer un nouvel ordre démocratique basé sur une justice égale pour tous ? Pourquoi ne faut-il pas changer le statut d’immunité qui laisse à certains hommes politiques faire n’importe quoi ? «Pour un crime on est guillotiné, pour des milliers de crimes on est célébré et remercié». Il est temps que la morale prenne le pouvoir, alliée à la justice.
La souveraineté des juges est le fondement de notre Etat de droit. Influencer des juges, faire peser sur eux une quelconque pression, c’est risquer de porter atteinte à l’Etat de droit, c’est risquer qu’ils rendent, pour les beaux yeux du peuple et de la foule, une décision qui n’est pas en accord avec notre droit. Une telle justice ne juge pas en droit, mais en équité, elle n’applique pas la loi, mais décide, à la lumière de la morale de ses membres, forcément subjective, quelle sentence devait être rendue. Une telle justice est nécessairement arbitraire et partiale, car elle se fonde non pas sur des textes impersonnels et applicables à tous, mais sur les émotions et les sentiments de quelques-uns.
Demander des lois nouvelles, ou demander que le président de la République ou le gouvernement prennent telle ou telle décision sont légitimes, parce qu’ils sont nos représentants. Nous les avons élus, ou bien nous avons élus ceux qui les ont nommés. Leur demander qu’ils prennent en compte notre avis, d’une manière démocratique, à travers des prises de position, est un bon moyen de leur faire connaitre la volonté de leurs électeurs.
En revanche, les magistrats ne sont pas nos élus. Ils sont des agents de l’Etat chargés de faire appliquer souverainement la loi, à des faits précis, en ne prenant en compte que le droit et non pas l’opinion publique. Alors gardons-nous de toute pression et arrêtons de jeter aux orties les garants de l’égalité et les gardiens d’une justice pour Tous.
Elhadj FALL