CONTRIBUTION
Edward Bernay a dit : «La démocratie qui est la nôtre, doit être une démocratie administrée par une minorité intelligente qui sait comment enrégimenter et guider les masses.» Cette déclaration, quoique scandaleuse, est l’expression authentique de la façon sournoise dont pensent les hommes politiques en général et les gouvernants en particulier. D’instrument politique, la communication est passée au statut de finalité en politique : communiquer à tout prix et sur tout. L’art de gouverner est-il devenu l’art de la rhétorique ? Est-il, sous ce rapport, possible que la démocratie soit une illusion de liberté de penser et de souveraineté ?
Première partie : Communiquer par des actes, gouverner par la parole
Un des principes essentiels de la communication politique est la mise en scène : la réalité la plus anodine est scénarisée, découpée, décompressée en une infinité de petites réalités dans le seul but d’occuper les esprits et de s’accaparer du cerveau des citoyens. La même réalité peut être présentée sous des facettes multiples pour donner l’illusion d’une nouvelle réalité. Cette intempérance dans la communication a évidemment comme conséquence, la concurrence faite à l’action par la parole. Nos gouvernants excellent davantage dans l’art oratoire que dans l’art de gouverner la cité avec vertu et efficacité. Certaines actions n’ont d’ailleurs pas d’autre portée que de séduire comme les mots : leur principe d’existence est l’effet à produire sur la cible (en l’occurrence ici le citoyen). L’efficience et l’opportunité des choix politiques en prennent un sacré coup : beaucoup de projets initiés par nos autorités actuelles s’inscrivent dans cette dynamique.
Il faut, à titre illustratif, ranger la manie du gouvernement actuel à créer des programmes (Pudc, Puma, Pndl, Promovilles, etc.) dans le registre de la communication scénarisée : le travail de ces entités incombe naturellement au gouvernement parce qu’il fait partie de ses obligations régaliennes. La redondance est ici frappante, mais elle a une fonction politique : celle de convaincre l’électorat qu’on travaille ou qu’on a innové. Or dans les faits, rien n’a changé car les différents gouvernements qui se sont succédé, ont fait les mêmes réalisations sans ces nombreux programmes. La communication est à la gouvernance ce que le spectacle est au catch en tant que sport. Bien souvent dans ce sport, le spectacle l’emporte sur la réalité de la confrontation et sur le fair-play. La communication politique est le plus souvent au service du maquillage de la réalité face à laquelle achoppe naturellement le manque de vision et d’ambition.
La norme de la gouvernance est comparable à celle de l’éducation : éduquer, c’est adosser une conduite à un idéal ; éduquer, c’est affiner et mettre en valeur des potentialités en fonction d’une conception de ce que doit être l’humain pour une communauté ; éduquer, c’est contraindre une nature à se conformer à une norme et à des valeurs. Gouverner, c’est donc forcément réaliser un destin pour un peuple ; gouverner, c’est avoir une ambition parfois périlleuse pour sa propre popularité, mais dont les avantages sont reconnus par la postérité. Aristote a dit que les racines de l’éducation sont amères, mais les fruits en sont doux : tel doit être également le principe de la gouvernance politique. Mais les démagogues ont tout bonnement perverti cet art en un simple artifice ou subterfuge pour conquérir ou conserver le pouvoir.
Ce n’est donc pas étonnant que notre époque soit celle d’une esthétique du pouvoir : la mise en scène, le désir de toujours plaire au public et l’obsession de la foule rongent la cervelle des hommes politiques. Comme les stars du cinéma ou de la musique, les hommes politiques modernes se comportent très souvent comme des comédiens, des acteurs qui jouent sur une scène à ciel ouvert. L’art politique a cessé d’être un art pour n’être plus qu’un pseudo art : aucune authenticité, aucun génie (le plus médiocre des hommes peut accéder au pouvoir et être présenté comme un héros) et presque plus de grande révolution politique ou économique.
Un autre principe de la communication politique est la désinformation : les hommes politiques, contrairement à ce qu’ils affirment sur les plateaux de télévision et les studios de radio, ne croient pas au bon jugement de l’opinion. Ils font tout pour la manipuler ou, à défaut, pour l’influencer : on ne peut pas diaboliser un peuple, mais on peut chercher à la désinformer. Il y a quelque mois, sentant les prémices d’une campagne arachidière désastreuse, le gouvernement sénégalais, par l’intermédiaire de ses réseaux dans la presse, a véhiculé l’information scandaleusement fausse selon laquelle «la Chine est devenue un pays producteur d’arachide». Une telle désinformation était, sans doute, destinée à préparer les consciences pour qu’elles acceptent le désastre auquel les producteurs d’arachide font face présentement. Comment la Chine, qui est depuis très longtemps le premier pays producteur, peut-elle subitement passer de ce rang à celui de novice en production d’arachide ? Même en Afrique, le Sénégal vient loin derrière le Nigéria et le Soudan, mais on fait comme si le marché sénégalais était le seul à alimenter la demande chinoise.
Il y a aujourd’hui une tentative d’exercer une autorité sur l’âme, «la psyché» du public par les communicants : la manipulation agit sur les consciences comme l’alcool sur le cerveau. La communication est un acte et, inversement, certains actes posés relèvent purement et simplement de la communication politique. Quand un président mobilise toute la logistique de l’Etat pour inaugurer 40 km de route, c’est parce qu’il cherche à séduire, à plaire. Pourtant, cet acte cache une avilissante vérité : Macky ne fait que rafistoler les ratés de Wade (40 km sur 198) ! L’univers de la communication a pour boussole la séduction, tandis que celui de la gouvernance est normé par la dextérité face à l’imprévu et à la réticence des populations. Un homme d’Etat visionnaire n’a pas peur d’être impopulaire par moment, là où l’homme politique a horreur de déplaire.
L’intelligence est ainsi remplacée par la ruse dans la communication politique : l’image fait désormais office d’argument. L’image sarcastique est mêlée au cynisme d’une communication : la meilleure façon de se faire passer pour un sauveur (alors même qu’on est le pire criminel), c’est de construire une identité politique négative à ses adversaires politiques. L’image de «voleur», de «prédateur» et l’usage empathique des termes «deniers publics», «reddition des comptes», «gouvernance sobre et vertueuse», etc., sont destinés à figer l’opinion des électeurs.
Deuxième partie : La rhétorique des chiffres pour séduire au lieu de cogiter
Une autre dimension de la communication politique est ce qu’il est convenu d’appeler «la rhétorique des chiffres». La façon la plus habile et la plus performante de mentir aujourd’hui en politique est de manipuler les chiffres. L’autorité des chiffres est un mythe tellement têtu qu’il est accompagné d’un argument d’autorité : «Les chiffres parlent d’eux-mêmes», comme s’il suffisait de brandir des chiffres pour clore tout débat. Celui qui utilise les chiffres dans un débat politique, occulte pourtant d’autres données tout aussi importantes que les chiffres eux-mêmes : la source (toute statistique est politique de même que la mémoire est sélective) ; l’interprétation des chiffres est plus importante, en ce qui concerne la réalité humaine, que les chiffres eux-mêmes (il est moins risqué pour un gouvernant de parler d’emplois créés que parler du taux de chômage) ; le contexte signifie les chiffres plus que ceux-ci ne le signifient.
Le rapport entre la réalité et les chiffres est comme celui que Ferdinand de Saussure avait établi entre le signifié et le signifiant : le rapport est immotivé, purement conventionnel. En effet, la même réalité peut être mathématiquement modélisée de façon différente. Dans la lutte contre l’insécurité, le gouvernement avancera des chiffres pour quantifier le nombre d’agents de police de proximité ou de commissariats créés, mais restera muet sur le nombre d’accidents de la circulation, le nombre d’agressions et de meurtres qui ne cesse pourtant de croître. Tout récemment, pour contenir l’adhésion de plus en plus massive des populations à la lutte des syndicats d’enseignants, le gouvernement n’a trouvé d’autre parade que la publication du nombre de rappels de salaire payés et du chiffre global que représente cette masse. Ce qu’il ne dit pas, c’est que cet argent n’est pas un acquis, c’est un dû qui n’a strictement rien à avoir avec la question de l’alignement de l’indemnité de logement. On voit donc qu’en décontextualisant les chiffres, on peut justifier ou infirmer ce que l’ont veut, surtout quand la bonne foi n’est pas de rigueur.
Il y a, dans la communication politique, une véritable dialectique du logos (raison) et du pathos (émotion) dont le moyen-terme est le chiffre : le logos devient pathos en s’adressant plus aux sentiments qu’à la raison et le pathos devient logos, car plus les émotions sont mobilisées ou suscitées, davantage, on a l’apparence d’être véridique et sensé. Quand le gouvernement se gargarise du nombre de forages construits sous Macky Sall, il passe sous silence trois données plus importantes : les forages ne sont pas de même nature (type de la nappe, nature du sol, type de forage, coût du carburant, etc.), le nombre de forage en pannes et ceux dont la qualité de l’eau s’est fortement détériorée. Un ami me demandait ironiquement si le Sénégal que montre la télévision Wal Fadjri tous les jours et celui peint par les partisans de Macky Sall sont le même Sénégal.
La semaine passée également, ils ont inondé nos oreilles et nos cerveaux par un tapage indécent sur le dernier Eurobond sollicité par le Sénégal sur les marchés financiers. Le gouvernement se vante d’avoir pu lever sur le marché financier international 1 184 milliards. Le Soleil du 7 mars 2018 donne ces détails : «D’une part, sur le marché de l’euro, il est parvenu à lever un milliard d’euros. Soit 655 957 000 000 de FCfa. Un emprunt à un taux (4,75 %) et sur une durée de (dix ans), jamais consenti à un pays africain jusqu’à ce jour. (…) D’autre part, sur le marché du dollar, le Sénégal a fait mieux : il a levé un milliard de dollars. Soit 528 271 000 000 de FCfa. Un emprunt à un taux (6,75 %) et sur une durée inédite (trente ans).» Il faut remarquer d’abord que c’est archifaux : en 2015, l’Office marocain du phosphate (Ocp) a levé sur les marchés financiers la somme de 1 milliard de dollars pour une maturité de 10 ans et demi et à un taux de 4,5 %.
Ensuite, le journaliste continue ses dithyrambes en ces termes : «En 2011, à l’Eurobond initié par le Sénégal, les marchés financiers internationaux n’avaient répondu qu’à hauteur de cinq cents millions de dollars (soit environ 265 milliards de FCfa à l’époque). Emprunt auquel ils avaient appliqué un taux de… 8,75 %.» On a omis de dire qu’à l’époque, au regard de la crise économique et financière, en plus de la crise politique, il y avait plus de risque et donc moins de confiance. La logique des marché financiers est quasiment la même que celle de la bourse : la confiance et la surliquidité sont déterminantes.
Voilà comment fonctionne la rhétorique des chiffres : on s’en sert pour justifier ce qu’on veut, même les idées les plus absurdes. Puisque le profane est souvent tétanisé par les chiffres, il suffit d’en brandir quelques-uns pour se faire passer pour détenteur de la vertu et de la vérité. On se vante même d’avoir eu le meilleur taux en Afrique (ce qui est faux) et d’avoir fait mieux que les gouvernements précédents. Cependant, ce que les autorités ne disent pas, c’est que le contexte financier international et les perspectives économiques dues à la promesse des hydrocarbures faussent toute comparaison avec les prouesses des autres pays ou des autres gouvernements. Il était hors de question, il y a dix ans, d’accorder aux pays africains cette confiance qui leur permet aujourd’hui d’être mieux cotés sur les marchés financiers.
On voit donc qu’il est urgent de reconsidérer notre rapport avec les chiffres si nous voulons comprendre la communication de nos gouvernants. Il nous faut auparavant modifier qualitativement notre façon de décoder les actes posés par nos hommes politiques. Autant dans le langage ordinaire, les hommes cachent leur faiblesse derrière les mots, autant dans la communication politique, les gouvernants occultent leur inaction et leur infertilité derrière des actes scénarisés. Il ne nous reste plus qu’à souhaiter que la trouvaille des Eurobonds ne devienne pas un «eurotombe» pour nos économies.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
SG du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal