CONTRIBUTION
A la page 142 de mon livre «Qui est cet homme qui dirige le Sénégal ?» (L’Harmattan, Paris, mai 2006), je lançais cette alerte : «L’aspect le plus pernicieux de la ‘’générosité’’ du président de la République du Sénégal, c’est, par-delà l’injustice et les frustrations auxquelles elle donne lieu, le précédent dangereux qu’elle constitue pour notre pays : son successeur traînera comme un boulet les situations de rente qu’il héritera de la gestion catastrophique de l’alternance bleue. Il aura bien du mal à les éradiquer. A moins qu’il soit très courageux et très différent du politicien Wade.»
A l’époque, j’étais loin de m’imaginer que ce successeur, ce serait Macky Sall. Malheureusement c’est bien lui, qui lui ressemble en tout, comme une goutte d’eau. Il n’est donc en rien différent et n’a pas le courage que nous souhaitions. C’est ce sosie du vieux président qui veut se dérober, fuir la lourde responsabilité qu’il partage avec lui. Voici les termes de sa tentative de dérobade : «L’inégalité de traitement des salaires dans l’administration est une situation malheureuse dont nous avons hérité. Certaines catégories ont des avantages que d’autres n’ont pas, tout en ayant les mêmes profils et les mêmes ressources.» Et il révèle «l’audit commandité par le gouvernement dans le but d’équilibrer le système de rémunération des employés du secteur public».
«Une situation malheureuse dont nous avons hérité !» Comme son vieux prédécesseur, ce président-politicien nous prend-il pour des demeurés, des gens sans mémoire ? Il était quand même là, quand le vieux prédateur déployait sa «générosité» débordante et la rendait publique en septembre 2002. Il était là, comme Premier ministre, quand la «générosité» atteignait sa vitesse de croisière, en 2005 et en 2006, les années qui précédaient l’élection présidentielle de 2007. Il n’était pas seulement là, passivement ; il en avait rajouté.
Nous nous rappelons sa lettre n° 1231 du 10 décembre 2004 adressée au ministre de la Fonction publique, du Travail, de l’Emploi et des Organisations professionnelles d’alors, dans laquelle il lui notifiait sa décision de relever de façon notable le niveau de rémunération des contrats spéciaux. Au terme de cette décision, les directeurs de cabinet, conseillers techniques, chefs de cabinet, chargés de mission à la présidence de la République recrutés sur la base d’un contrat spécial, percevaient respectivement un salaire mensuel de 500 000, 450 000, 300 000 et 250 000 francs Cfa. Quant aux attachés de cabinet, secrétaires et chauffeurs, ils avaient un salaire mensuel de 200 000 francs. Cette «générosité» avait d’ailleurs suscité bien des frustrations chez les fonctionnaires. Je renvoie le lecteur à ma contribution du 2 février (Sud quotidien) ou du 3 février 2018 (WalfQuotidien). Le lecteur intéressé peut la trouver aussi à xalima.
Nous n’accepterons donc pas que, aujourd’hui, il se dérobe aussi facilement à ses lourdes responsabilités. Nous sommes d’autant moins enclins à l’accepter, qu’une fois devenu président de la République, il prolonge la «générosité» de son vieux maître. Là aussi, je renvoie le lecteur à son très «généreux» décret 2014-769 du 12 juin 2014 fixant les conditions d’attribution et d’occupation des logements administratifs, largement passé en revue dans ma contribution du 6 février 2018 («Le digne successeur du vieux président-politicien…», mêmes sources). Ce n’est point là la seule manifestation de sa «générosité». Combien de ministres d’Etat, de ministres, de ministres conseillers, de conseillers et de conseillers spéciaux, de chargés de mission, d’ambassadeurs «itinérants», etc., a-t-il nommés et continue-t-il de nommer ? Combien de milliards nous coûtent-ils, ces gens-là, et pour quelle valeur ajoutée ? Combien de directeurs généraux, directeurs, présidents de conseil d’administration, etc., entretient-il grassement dans les nombreuses agences nationales ? Combien d’autres dans les conseils de surveillance d’agences qui ne surveillent rien ?
Tout ce beau monde est payé sur la base de contrats juteux, dont la prolifération contribue largement au gonflement de la masse salariale. Bénéficient aussi de ces contrats, de nombreux hauts fonctionnaires (amis, parents, beaux parents, camarades du président-politicien) qui, ayant fait prévaloir leurs droits à une pension de retraite, sont maintenus dans l’administration. D’eux, l’Inspection générale des Finances fait remarquer : «Les retraités de la Fonction publique qui bénéficient de ces contrats spéciaux perçoivent mensuellement leur pension et le salaire du contrat qui, la plupart du temps, est presque équivalent au salaire que le bénéficiaire percevait quand il n’avait pas encore fait prévaloir ses droits à une pension de retraite.»
Donc, cette prolifération coûteuse des contrats spéciaux, «gouffre financier et recyclage de clients politiques», semble parfois retenir l’attention de nos gouvernants. Ainsi, en novembre 2015, par une circulaire, le Premier ministre «avait tapé sur la table pour sonner la fin de la récréation. Mais, apparemment, rien n’y fit car, à peine la circulaire signée, la signature de ces fameux contrats a repris de plus belle» (DakarTimes du 6 octobre 2017). Il ne se faisait pas d’ailleurs d’illusion : il savait parfaitement que les contrats spéciaux étaient consubstantiels à leur gouvernance. Ils prolifèrent encore plus dans les agences nationales inutilement budgétivores, sur lesquelles nous allons nous arrêter un peu.
Depuis l’avènement de la première alternance, on assiste à une prolifération effarante de ces structures, créées souvent pour «recaser» ou «recycler» des amis, des parents ou des camarades de parti, des alliés, etc. Selon les conclusions de l’étude du Programme intégré de réforme du secteur public (Pirsp) menée en novembre 2002, «l’administration sénégalaise est l’objet de nombreuses modifications de structures qui répondent moins à des critères organisationnels qu’à une volonté politique. Cet état de fait conduit non seulement à une profusion de structures, mais aussi à des incohérences structurelles. On note ainsi tantôt des chevauchements de compétence, tantôt un affaissement des prérogatives, par le transfert d’une structure d’un département ministériel à un autre, ou des couplages peu pertinents de structures. Tous ces éléments concourent à une instabilité institutionnelle, créant des conditions négatives à l’efficacité de l’administration et à la continuité du service public» (Sud quotidien du jeudi 30 mai 2002, p. 3).
Le candidat Macky Sall avait pris l’engagement ferme, une fois élu, de diminuer de façon drastique le nombre de ces gouffres à milliards. Une fois élu, il en a dissous un nombre infime, pour recommencer à en créer d’autres quelque temps plus tard, malgré les réticences et les réserves des partenaires techniques et financiers. Des experts et autres responsables de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (Fmi) ont souvent tiré la sonnette d’alarme. En particulier, le Représentant résident du Fmi, M. Boileau Loko, a souvent tiré la sonnette d’alarme. Ainsi, lors de la sixième revue des résultats économiques obtenus par le Sénégal dans le cadre du programme appuyé par l’Instrument de soutien à la politique économique (Ispe) conclu le 20 décembre 2013 par le Conseil d’administration du Fonds, il donne une conférence de presse. Devant les journalistes, il insiste particulièrement sur la réforme des agences nationales. Celle-ci, nécessaire à ses yeux, «vise à rationnaliser le recours aux agences de l’Etat qui se sont multipliées dans les années 2000 et ont nui à la transparence des dépenses publiques, au contrôle des dépenses, à la gestion budgétaire et à l’efficacité de la dépense publique». Il fait ensuite état d’une étude réalisée à la demande des autorités étatiques, sur plus de 50 agences. L’étude a montré qu’ «elles comptent environ 3 000 travailleurs salariés, que la rémunération moyenne est environ deux fois plus élevée que dans la Fonction publique (et davantage encore pour les cadres supérieurs).» L’étude révèle également que ces agences gèrent environ 820 milliards de francs Cfa, soit pratiquement la taille du budget d’investissement (Enquête du 9 janvier 2014). Deux ans après, M. Loko reviendra à la charge pour rappeler au président-politicien sa promesse de «réduire de façon drastique les agences». Nous y reviendrons dans la prochaine contribution. En attendant, nous sommes déjà fondés à réfuter formellement la tentative de dérobade du président-politicien.
Mody NIANG