CONTRIBUTION
Si vous n’avez qu’un vague souvenir du contenu de vos journaux de l’année 2017, parcourez-les rapidement et vous serez choqués par la récurrence d’un fait social à la fois scandaleux et douloureux. En effet, au-delà des péripéties politiques, des exploits de nos «Lions» en championnat d’Angleterre ou des éructations de nos lutteurs, tous les jours en page 3, une litanie poignante nous interpelle : les violences faites aux femmes dans notre pays. Et quand je dis Nous, je parle aux Hommes. Car cette violence est de notre fait. Il s’agit des horreurs que certains d’entre nous infligent à nos fillettes, sœurs, femmes et mères.
Femmes battues, niées, tuées, violées, mutilées, enfermées, harcelées, dominées, possédées. Ce que nous retiendrons de cette «revue de presse», c’est un déferlement d’atrocités au quotidien : viols, excisions, incestes, bastonnades et blessures, harcèlements, meurtres et agressions multiples. Et il ne s’agit là très souvent que des faits portés devant les cours et tribunaux. Combien d’agressions sur nos fillettes, combien de brutalités subies par nos femmes sont-elles passées sous silence ? Etouffées dans le carcan familial ou villageois, non reportées à la police ou non suivies d’action ?
Par exemple, une étude sur les déterminants des viols sur les mineures dans la région de Kolda (période 1992-2011) indique que 3 victimes sur 4 n’en parleront pas (1). Or le viol est la forme extrême de la violence faite aux femmes, le viol est l’expression des rapports de domination entre les sexes. Souvent, il enferme la victime dans une honte morale, mais aussi dans une blessure secrète qui atteint la partie la plus intime de la personne, constituant ainsi un traumatisme irrémédiable. Essayons juste un instant de cerner la terreur de cette victime, même au-delà du viol, la terreur d’être engrossée, d’être contaminée par le sida ou pire, la terreur de perdre la vie. Et imaginons ensuite qu’il puisse s’agir de notre propre fillette. Sachant que les traumatismes physiques et biologiques, on en guérit parfois, mais le traumatisme psychique, souvent beaucoup plus grave parce que non traité, détruit des vies avec toutes sortes de conséquences psychologiques, plus particulièrement dans les cas d’inceste ou de viol d’enfants. Oui, imaginons que cela puisse arriver à notre propre fillette !
Les médias, malgré leurs ressources limitées, font de leur mieux pour nous tenir informés à travers leurs rubriques «Société» ou «Faits divers» et par le biais de chroniques judiciaires qui privilégient plutôt l’aspect sensationnel. Mais rares sont les articles de fond, les reportages ou dossiers fouillés permettant de cerner le problème dans toutes ses dimensions. Car les viols et violences faites aux femmes ne sont pas des «faits divers». Ce sont de véritables tragédies humaines, mais qui, malheureusement, ne retiennent notre attention que le temps de parcourir la «brève du jour». On assiste ainsi à une banalisation de ces violences. On en arrive même à la légitimer comme un Droit de l’Homme, en l’honorant implicitement comme la vertu de l’homme fort. Alors qu’il est admis que les femmes sont au cœur de ces droits au sens propre comme au sens figuré.
Quant à l’alibi de la culture, qu’on nous présente comme immuable, il ne sert qu’à renforcer un système de domination archaïque qui plombe nos potentialités de transformations sociales et économiques positives. Non ! Cette violence n’est ni naturelle ni légitime. Au cours de mes années passées à Amnesty International, j’avais souvent été amené à recueillir des témoignages de victimes de viol dans des zones de guerre mais aussi, malheureusement, dans des «pays en paix» où le patriarcat continuait à mener une guerre contre les femmes, dans les rues et les campagnes, dans les bureaux et les domiciles. Le statut de la femme a fait reculer l’oppression, mais ce statut demeure toujours synonyme de discriminations, écrasement, assujettissement et prédation. Beaucoup de nos femmes vivent dans une prison discrète, voire invisible, faite de harcèlements, étouffements et inquiétudes. Entendons-nous cette vielle voix très amère qui disait : «Quand le monde va mal c’est la femme qui paie» ? Et bien, le Sénégal va vraiment très mal car beaucoup de nos femmes continuent à souffrir dans le silence et dans l’anonymat.
Examinons quelques données : D’après Mme Coumba Thiam Ngom, Directrice de la Famille au ministère de la Femme, de la Famille et du Genre, le taux de prévalence des violences basées sur le genre se chiffre dans la région de Kaffrine à 50 % :1 foyer sur 2 ! (2) Mme Ngom faisait sans doute référence à l’étude menée par le Groupe de recherche genre et société de l’Université Gaston Berger de Saint Louis (Ugb) portant sur les violences basées sur le genre au Sénégal (Crdi 2012-2015). Cette étude mentionne un taux général de 55,3 % dans les ménages sénégalais et fournit des données par région (voir note 3). M. Moustapha Fall, président de l’Association des journalistes contre les viols et les abus sexuels (Ajva) nous a confié qu’il y avait eu 3 600 cas de viol en 2014 (10 par jour pour les seuls cas reportés !) (4). Récemment un bébé (fillette) de 9 à 18 mois (selon le journal consulté) a été violé à Thiès (en mai 2017) (5).
L’excision ne recule pas avec 28 % des populations cibles touchées (6). Halim Benabdallah, commis par la coopération française, nous révèle dans une recherche sur les violences de genre comme facteur de déscolarisation des filles au Sénégal (septembre 2010) : 62,5 % des filles déclarent faire l’objet d’insultes et 44,5 % d’humiliations. Le harcèlement sexuel touche 37,3 % de celles-ci et le viol 13,8 %. Elles mentionnent majoritairement les enseignants (37 %) et les élèves (28 %) comme les auteurs de viols (7). Et l’on s’étonne des taux d’abandon scolaire chez nos propres fillettes !
Je vous épargne le reste de la déferlante : mariages d’enfants, trafic de femmes, esclavage sexuel, pénalisation de l’avortement…
On peut en conclure que nos femmes et filles ne sont en sécurité ni à la maison, ni à l’école. Je ne mentionne même pas la rue ou le lieu de travail. Comment pouvons-nous, dès lors, prétendre construire la société de «sécurité humaine» prônée par la Communauté des Nations si on la fonde sur l’insécurité féminine, l’insécurité de la meilleure moitié de l’humanité, celle qui donne la vie ?
Le Dr Fatou Sow Sarr (Ifan), dans une étude récente pour l’Union européenne (2015), écrit : «Malgré les lois votées contre toutes les formes de violence, le phénomène gagne en ampleur. A cela il faut ajouter le problème des groupes vulnérables, des victimes de trafic (c’est-à-dire nos compatriotes africaines), celui des femmes en prison (pour avortements clandestins ou infanticides souvent à la suite de viols), des réfugiées et de celles qui vivent en zones de conflit…» (8). En réalité, ce fléau impacte chaque village, chaque région, chaque quartier, une maisonnée sur deux sur l’ensemble du pays ! Il semble que certains d’entre nous sont en guerre contre les femmes, alors que leur émancipation ne pourrait être que bénéfique pour tous et pour notre futur. N’y a-t-il pas alors urgence à éradiquer cette vraie «terreur» (9) qui enferme en permanence nos femmes et fillettes dans la crainte ? Et bien il semble que non !
Les violences faites aux femmes ne semblent pas être dans les faits un problème social majeur (je ne parle pas de la «parole» surtout dans sa variante sénégalaise du wakh wakh wakhati wakhet!). Le combat contre ces violences n’est jamais inclus dans la fameuse «demande sociale» dans la mesure où, au fond, elles ne portent pas atteinte à la tranquillité et à l’ordre public phallocratique. Et pourtant, cette tragédie quotidienne devrait nous interpeller tous et surtout les hommes, car il y a quelque chose de malsain dans notre société. C’est comme si cette violence quotidienne était sournoisement admise par notre culture en complicité avec les structures de domination : les grands bailleurs de fonds sont prompts à exiger le respect de la clause démocratique (limitée aux seules élections) et le respect des droits de l’homme (liberté d’opinion principalement), mais l’oppression des femmes demeure une préoccupation marginale.
Nous connaissons les causes de ces violences et d’ailleurs, on les retrouve dans nombre de pays au Nord comme au Sud : conditions de vulnérabilité des femmes, chômage et conditions économiques précaires chez les hommes, effondrement du système de valeurs et climat de violence sociale (surtout en milieu urbain), mais aussi cette impunité omniprésente favorisée par «le sutura et le kersa» ou due à l’interprétation des lois religieuses ou encore à la fameuse tradition érigée en marqueur d’une identité figée. Ces violences constituent, à travers le monde, aujourd’hui une véritable «pandémie» (dixit Ban Ki Moon, ancien Secrétaire général des Nations Unies). Notre pays, je le crains, n’est pas en reste.
Les solutions sont connues également. Il suffit de parcourir les rapports des Ongs et associations de femmes tels que le rapport parallèle de l’Association des femmes juristes lors de la session du Comité des Nations Unies contre les discriminations à l’encontre des femmes (session 2013) ou des organes spécialisés des Nations Unies. Je cite pèle mêle : rendre les législations conformes aux différents traités internationaux (tel que le protocole de Maputo), accompagnement médical et psychologique des victimes, compensations, sanctions exemplaires contre les prédateurs, éducation et sensibilisation, soutien aux associations de femmes, etc.., et surtout volonté politique. Car Il s’agit, in fine, d’universaliser effectivement les droits de l’Homme dans notre pays en cette année du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Après tout, le président Macky Sall n’a-t-il pas été désigné par les Nations Unies comme le parrain de la Campagne internationale pour l’éradication de la violence faite aux femmes ? Qu’il prenne donc le leadership pour faire de notre pays un havre de paix pour nos femmes et un espace de teranga pour nos fillettes.
Quid de la campagne d’éradication ? Elle devrait commencer par une Grande enquête nationale à dérouler régulièrement. A Pékin en 1995, où j’avais conduit la délégation d’Amnesty International à la Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes, tous les Etats s’étaient engagés à produire des statistiques précises et régulières sur les violences faites aux femmes. Certaines institutions chez nous (universités, Ongs) s’y attèlent, mais force est de constater que les chiffres sont parcellaires, les données sont parfois approximatives, certaines méthodologies manquent de robustesse. Par ailleurs, il s’agit d’études ponctuelles à diffusion restreinte. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un grand débat national informé par une grande enquête complète et rigoureuse pour prendre la mesure du phénomène, le quantifier dans tous les domaines (violences verbales, psychologiques, physiques, sexuelles), dans tous les contextes (familial, social, culturel et économique), en évaluer les conséquences (sur la santé physique et mentale, sur la vie sociale et familiale), en mesurer l’efficacité des recours et surveiller les évolutions du «mal». D’ailleurs, pourquoi notre Assemblée nationale ne prendrait-elle pas une telle initiative ? A travers un projet de loi ? Une commission parlementaire ? A priori, la loi sur la parité en a fait l’institution la plus féministe du pays, emblème de notre aspiration à réaliser une égalité parfaite entre les hommes et les femmes du Sénégal.
A ce propos, le féminisme ne se résume pas à être «pour les femmes», mais plutôt à combattre pour l’égalité politique, économique et sociale des deux sexes, ayant reconnu au préalable que nous avons un problème de discrimination à l’encontre de la moitié de notre population. Je suis donc un féministe. Tout comme je suis un anti raciste, anti impérialiste, panafricaniste et socialiste.
Mais au-delà de l’enquête, la réponse ne saurait se limiter aux initiatives de l’Etat. Nous sommes tous concernés. La réponse doit donc être prise en charge par l’ensemble de la société civile, compte tenu du nombre de personnes affectées. Ainsi, au-delà des lois et d’un enseignement public défectueux et compte tenu de la centralité du fait religieux dans la société sénégalaise, il importe de mobiliser les imams et les prêtres qui doivent, dans leurs prêches hebdomadaires, réapprendre aux gens les règles de base du savoir vivre et du savoir être : qu’il faut respecter les femmes et les fillettes, que le viol est un crime aux yeux du Tout Puissant.
Je pense sincèrement que si on faisait de ce fléau une urgence nationale – comme on l’a fait pour la crise Ebola ou le Pse – on pourrait le contenir et l’éradiquer. Après tout, ne s’agit-il pas des vies et de la dignité de nos mères, de nos sœurs, amies, épouses et fillettes ?
Je conclus avec un appel lancé aux hommes vivant au Sénégal, quelles que soient par ailleurs leurs nationalités. Beaucoup d’entre vous, en lisant ce plaidoyer à propos d’histoires qui brisent des vies, se diront : «Moi, je ne fais pas partie de ces agresseurs. Cela ne me concerne pas». Ce faisant, ils font l’expérience du «privilège d’être homme», du pouvoir et des droits que les femmes peinent à établir pour elles. C’est ce silence qui perpétue les atrocités que vit la meilleure moitié de l’humanité. Car il est évident que cette priorité ne pourra pas être atteinte sans des changements dans l’attitude et le comportement des hommes. Ils ont un rôle clé à jouer dans l’éradication de ce fléau, car la violence à l’égard des femmes n’est pas juste une «affaire de femmes».
Des organisations comme le «White Ribbon» (Ruban blanc), associations composées d’hommes, au Canada, en Grande Bretagne, en Australie, etc., ont reconnu le rôle positif que les hommes peuvent jouer pour mettre fin aux violences faites aux femmes. Ces associations travaillent à encourager les hommes à prendre des mesures pratiques et effectives pour mettre fin à cette réalité honteuse. Qu’il s’agisse de députés, responsables politiques de tous bords, chefs religieux et coutumiers, chefs d’entreprises, magistrats, enseignants, chercheurs, journalistes, étudiants et jeunes activistes, etc., nous avons tous la responsabilité d’élever le niveau de conscience de nos concitoyens. Nous avons besoin de porter ce message dans nos communautés et organisations, dans nos écoles et dahiras, dans nos entreprises et associations de jeunesse, etc. Un message qui soit fort et clair : il faut mettre fin aux violences que subissent les femmes au Sénégal.
Les hommes doivent donc s’impliquer parce qu’ils sont une partie essentielle de la solution. Ils doivent examiner leurs comportements et apporter les changements afin de contribuer à créer un monde fondé sur l’égalité hommes/femmes. Ils doivent contribuer à créer une culture dans laquelle les comportements violents d’une minorité d’hommes à l’égard des femmes deviennent inacceptables. Par ailleurs, mettre fin à la violence faite aux femmes est inséparable de l’action familiale et sociale positive des hommes. Ils doivent prendre plus de responsabilités dans leurs foyers, dans l’éducation et la santé de leurs enfants. Cette implication serait porteuse d’effets positifs pour les enfants, les femmes et pour les hommes eux-mêmes. Des progrès importants ont été réalisés au niveau international, mais le chemin est encore long.
L’ambition de cet appel est de contribuer à l’éradication des violences faites aux femmes au Sénégal. Le président Senghor, à travers le Code de la famille, le président Abdou Diouf avec la loi de 1999 qui réprime le viol, l’inceste, la pédophilie, les violences conjugales, les mutilations génitales féminines, le président Wade à travers la décisive loi sur la parité, le président Macky Sall qui a été désigné par les Nations Unies comme parrain de la Campagne internationale pour l’éradication de la violence faite aux femmes, ont fait progresser dans notre imaginaire les principes d’égalité, de non-discrimination et de non-violence à l’égard de nos mères, épouses, sœurs, filles et amies. Donnons-nous comme ambition de mettre cet imaginaire en œuvre.
Tel est l’objet de ce plaidoyer : Créer une association d’hommes pour contribuer à l’éradication des violences faites aux femmes en étroite collaboration avec les organisations féminines, l’Etat dans tous ses démembrements, les collectivités locales, les médias, les établissements d’enseignement et toute autre organisation pertinente. Il est temps de prêter main forte aux associations de femmes qui luttent depuis des décennies pour arracher le respect de leurs droits universels. J’attends avec impatience les manifestations d’intérêt à [email protected].
Pierre SANE
Président Imagine Africa Institute (2010-)
Directeur Régional du CRDI (1988-1992)
SG d’Amnesty International (1992-2001)
Sous-Directeur Général de l’Unesco (2001-2010)
NOTES
- M. Mbacké Lèye et al in Santé publique 2014/1.
- Seneweb du 22/12/2017
- Diourbel 72,3 %, Fatick 67,5 %, Ziguinchor 66 % Tambacounda 60,8 %, Sédhiou 60 %, Kédougou 55 %, Kolda et Kaolack 54 %, Thiès 53,8 %, Kaffrine 53 %, Dakar 52,5 %, Saint-Louis 41 %, Louga 48 % et Matam 66,3 %. (GESTES)
- Entretien avec M. Fall à Imagine Africa Institute. Voir aussi Fatou Sow Sarr : Rapport pour l’Union européenne page 19. «Selon le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, 3 600 cas de viols ont été enregistrés au Sénégal entre janvier et novembre 2014.»
- Seneweb 19 mai 2017
- Fatou Sow Sarr pour Union européenne p.19. : Au Sénégal, 28,2 % de Sénégalaises ont subi l’excision. La pratique est concentrée dans les régions de Kédougou (92 %), Matam (87,2 %), Sédhiou (87 %), Tambacounda et Kolda (85 %).
- Halim Benabdallah : La violence de genre comme facteur de déscolarisation des filles en Afrique subsaharienne francophone pour AFD Septembre 2010
- Fatou Sow SARR op.cit.p.19
- Définition de Terreur : Pratique systématique de violences, de crimes en vue d’imposer un pouvoir.