CONTRIBUTION
«Faut-il juger les juges lorsqu’ils se sont trompés ou lorsqu’ils ont été désavoués ?»[1] «Il ne faut pas juger les juges, mais les empêcher de déraper» [2]
Dans cette contribution, nous nous permettrons quelques réflexions pour s’interroger sur la légitimité de la constitution de partie civile de l’Agent judicaire de l’Etat (Aje) dans le procès pénal en cours relatif à la caisse d’avances de la ville de Dakar. Assurément, il ne s’agit pas de prendre parti pour l’une ou l’autre des parties, mais de rappeler quelques principes fondés sur les textes en vigueur dans notre pays.
Le faux puni par la loi pénale doit revêtir trois composantes : «1°) L’altération de la vérité dans un écrit ; 2°) Le préjudice ou la possibilité d’un préjudice résultant de cette altération ; 3°) L’intention de nuire». (« Code pénal annoté par E. Garçon», Tome premier, 1901-1906, pp.298-299). Relativement au préjudice, une question se pose : Existe-t-il un fait punissable lorsque l’acte faux ne peut porter préjudice à autrui ? La Chambre criminelle de la Cour de cassation française répond «qu’il n’existe de faux punissable et d’usage de faux qu’autant que la pièce contrefaite est susceptible d’occasionner à autrui un préjudice actuel ou possible» (arrêt en date du 19 septembre 1995, 94-85.353, bulletin criminel 1995 n° 274 p.763.
Source :http://legimobile.fr/fr/jp/j/c/crim/1995/9/19/94-85353). En résumé, si le préjudice qui est un des éléments constitutifs de l’infraction de faux n’est pas établi, il n’y a pas violation de la loi pénale.
Selon le premier alinéa de l’article 2 du Code de procédure pénale (Cpp), «l’action civile en réparation de dommage causé par toute infraction appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction». Tout d’abord, la première question à résoudre dans cette affaire de la caisse d’avances est l’identification de la personne publique qui est la victime concernée par le préjudice si ce préjudice est établi. A notre avis, il ne peut s’agir que de la personne publique à qui les documents dans lesquels la vérité a été altérée, sont susceptibles d’être opposés. Cette personne publique doit préciser en quoi l’inexactitude alléguée dans les faux documents a pu lui causer un préjudice.
Il nous revient que l’Aje justifie sa constitution de partie civile par le principe de l’unité de caisse qui est un principe comptable lié à l’exécution des opérations de trésorerie à ne pas confondre avec les opérations budgétaires propres à l’Etat et aux autres personnes morales de droit public dont les collectivités territoriales. En effet, le principe de l’unité de caisse (ou de trésorerie), qui est une règle appliquée à la gestion de la trésorerie de l’Etat, mais également à celle des collectivités territoriales, signifie que «l’ensemble des fonds disponibles d’une collectivité (territoriale) sert à assurer le paiement de l’ensemble des dépenses. Autrement dit, il ne doit pas y avoir affectation». Ce principe requiert que «chaque comptable ne doit avoir qu’une seule caisse, même si les fonds peuvent être ventilés entre plusieurs tiroirs ou plusieurs coffres, et qu’un seul compte en banque. (J.CL. Martinez et P.DI Malta dans «Droit budgétaire», Litec, 3ème édition, 1999, pp.247et 254).
A la limite, l’Etat aurait pu invoquer la protection de l’intérêt général. Mais dans ces conditions, la constitution de partie civile de l’Etat (qui ne peut être qu’à titre secondaire) aurait pour but de se limiter dans le rôle de «partie jointe au ministère public». Et comme le dit Bruno Tilly, «ce rôle de «partie jointe» au ministère public que (l’Aje) endosse n’est-il pas, cependant, de nature à aboutir, là encore, à une sorte de mise sous tutelle du juge pénal ?». (Bruno Tilly, «Facturation de complaisance : le juge, la victime et le délinquant aux frontières de la fraude fiscale» dans «La facturation de complaisance dans les entreprises» (sous la direction de Christian Lopez et Nicole Stolowy), L’Harmattan, 2001. p.52).
Au niveau du ministère chargé des Finances, la pratique consistait généralement en matière de détournement de fonds publics à saisir l’Aje pour la mise en mouvement de l’action publique sur le fondement du deuxième alinéa de l’article premier du Cpp. Pourquoi donc la saisine directe du procureur de la République dans le cas d’espèce ? L’argument tiré des dispositions de l’article 32 alinéa 2 du Cpp ne peut servir de réponse dans la mesure où les autorités constituées, les officiers publics et fonctionnaires qui ont connaissance de certains délits financiers ne les portent pas sans délai à la connaissance du procureur de la République, comme l’exige ledit article. A rappeler en passant qu’en matière de recettes, les poursuites ne peuvent être engagées par le ministère public que sur la plainte du Directeur général des Impôts et des Domaines, du Directeur chargé de la Comptabilité publique ou du comptable public, conformément à l’article 688 alinéa premier du Code général des Impôts.
En dehors des dispositions des articles 2, 3, 76 et 405 du CPP qui régissent le droit commun de l’action en réparation d’un préjudice, nous ne connaissons aucune autre disposition légale exceptionnelle pouvant fonder la légitimité de la constitution de partie civile de l’Aje. Il s’y ajoute que la mise en œuvre de l’action publique par le ministère public suffit à assurer la protection de l’intérêt général lésé par l’infraction alléguée. Sur ce dernier point, voici la position d’un juge qui rappelle le principe que «l’exercice de l’action civile devant les juridictions pénales tend uniquement à la réparation du dommage privé causé par une infraction et n’appartient, dès lors, qu’à celui qui a été directement et personnellement lésé par cette infraction ; que cette action ne peut être exercée par celui qui, sans être directement et personnellement lésé, tend uniquement au rétablissement d’un intérêt général et privé lésé par une infraction et qu’en vertu de l’article 1er du titre préliminaire du Code de procédure pénale, cette action ne peut être exercée que par les fonctionnaires auxquels elle est confiée par la loi, et en l’espèce par le ministère public» (Cf. article de van de Kerchove intitulé «L’intérêt à la répression et l’intérêt à la réparation dans le procès pénal» publié dans «Droit et intérêt» (sous la direction de Philippe Gérard, François Ost et Miche van de Kerchove), volume 3, Bruxelles, 1990, p. 96).
Par Mamadou Abdoulaye SOW
Inspecteur principal du Trésor à la retraite
Courriel : [email protected]
1 – Francis Gruzelle dans «Faut-il juger les juges ?», un article publié le 20 mars 2016 par le site https://ripostelaique.com
2 – Titre d’un entretien avec Daniel Soulèze-Larivière, avocat au barreau de Paris, publié le 21 janvier 2006 sur le site web de L’Humanité.fr