CONTRIBUTION
«… Qu’y a-t-il de commun entre (le ministre ou l’élu corrompu) qui use de ses fonctions (ministérielles ou municipales) pour réaliser de juteuses affaires et l’honnête (ministre ou édile local) qu’une simple erreur d’appréciation conduit (…) devant le (…)juge pénal ? Autant le premier ne peut guère, s’il est de bonne foi, contester sa responsabilité pénale, autant le second donne l’impression de tenir le rôle de l’inévitable bouc émissaire» (Nathalie Laval, «Le juge pénal et l’élu local», L.G.D.J, 2002, p.5)
Dans sa livraison n° 1867 du vendredi 29 décembre 2017 aux pages 4 à 7, le journal Libération a rendu publique une ordonnance de 15 pages prise le 7 décembre 2017 par le doyen des juges d’instruction et relative à un non-lieu partiel et à un renvoi en police correctionnelle de huit personnes visées dans l’affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar. Mais, nous avons remarqué qu’aucune page de l’ordonnance publiée par ledit quotidien n’est consacrée à des développements justifiant le non-lieu partiel ordonné par le juge et au final, nous sommes arrivés à la conclusion suivante : il y a trois pages de l’original de l’ordonnance du juge omises par le journal Libération.
Faut-il se réjouir de cette publication dans la presse ou s’en inquiéter ? Nous disons, «oui à la plus grande transparence, mais ne soyons pas naïfs : la transparence généralisée n’est pas sans risque. Ainsi, l’excès de transparence peut conduire au risque de «surinformation» et de «mauvaise information» et donc (…) au risque de fragilisation (de l’Etat)» (Denis Kessler, «L’entreprise entre transparence et secret», Pouvoirs 2001/2 (n° 97), p.33-46). Il incombe aux pouvoirs publics de rechercher «un juste partage entre ce qui peut ou doit être rendu public, et ce qui peut ou doit rester secret (ou confidentiel)» (Conseil d’Etat France, Rapport public 1995, p.19). Voilà pourquoi, nous pensons qu’un rappel s’impose à propos du respect du «secret», de la «confidentialité» dans la gestion des affaires administratives et judiciaires.
L’exploitation de l’ordonnance publiée nous donne l’occasion de parler d’une notion technique de notre droit public financier : la «faute de gestion», à ne pas confondre avec le délit de détournement de fonds publics. Nous reviendrons dans une prochaine et dernière publication sur l’analyse critique des différentes charges retenues contre l’ordonnateur, le comptable du Trésor et le régisseur de la caisse, comme par exemple, le délit d’association de malfaiteurs, ce ««sac judiciaire» large et vague à l’extrême qui permet tout ou presque tout en matière de procédure pénale». (Une formule de Kévin Constant Katouya dans «Réflexions sur les instruments de droit pénal international et européen de lutte contre le terrorisme», Edition Publibook, p.60). Nous examinerons ce que recouvre le vocable «faute de gestion» en matière de dépenses publiques (1), puis les faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion par la loi (2).
En préambule, il importe de préciser que le titre de notre réflexion est dénué de tout parti pris et que les opinions que nous exprimons ici sont celles d’un simple citoyen, ancien directeur chargé de la comptabilité publique, plus que celles d’un juriste. Dans cette démarche, nous sommes guidés seulement par le souci de faire œuvre civique. En effet, c’est depuis 1979 que nous avons commencé à combattre le détournement de fonds publics, la corruption, la concussion et le faux en écritures comptables ainsi que l’injustice sous toutes ses formes dans le traitement des affaires publiques. Ainsi, nous n’avons jamais cautionné l’idée de faire peser en permanence une épée de Damoclès sur la tête des gestionnaires de finances publiques pour pouvoir l’utiliser à tout moment ou pas selon que ce gestionnaire est en dissension politique ou en accord avec le pouvoir exécutif.
De la notion de «faute de gestion» en matière d’exécution des dépenses publiques, René Chapus reprenant la classique définition de Marcel Planiol dit que «la faute est un «manquement à une obligation préexistante». On est en faute quand on ne s’est pas conduit comme on l’aurait dû : quand l’action ou l’abstention d’agir sont de nature à justifier un reproche». («Droit administratif général, Tome 1», 15ème édition, Montchrestien, 2001, p.1294).
La faute de gestion est une notion qu’on retrouve dans le droit commercial français à l’article 244 de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales. Selon Akono Ongba Sedena, «la faute de gestion porte l’idée de transgression de l’obligation qui incombe aux agents préposés à la manipulation ou à l’administration de la fortune publique, d’en préserver l’intégrité». (Cf. «La distinction entre la faute de gestion et le détournement de deniers publics en droit camerounais» dans la Revue africaine des Sciences juridiques n° 1/2014, p. 253). Selon le même auteur, «la faute de gestion est une violation des règles de bonne gouvernance administrative et financière alors que le détournement est une altération de la destination ultime du bien public». Dès lors, il s’interroge : «Doit-on prendre en compte l’intention ayant motivé la commission d’une irrégularité pour considérer cette dernière comme constitutive de faute de gestion ou à l’inverse, comme un détournement de deniers publics ? » (Op.cit. p.260).
Qu’entend-on par faute de gestion en matière d’exécution des dépenses publiques ? Aucun texte sénégalais ne donne de manière formelle la définition de la faute de gestion «pure». Dans le site Web de la Cour des comptes du Sénégal, on lit : «Les fautes de gestion relèvent d’actes effectués en méconnaissance des règles de la comptabilité publique notamment la violation des règles d’exécution des recettes et des dépenses». Toutefois, en énumérant seize faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion, on peut considérer que l’article 57 de la loi organique n° 2012-23 du 27 décembre 2012 sur la Cour des comptes définit en quelque sorte les fautes de gestion en matière de recettes et de dépenses.
Des faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion en matière de dépenses
Parmi les onze faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion en matière de dépenses, nous avons les trois cas ci-dessous :
– le fait d’avoir produit, à l’appui ou à l’occasion de ses liquidations, de fausses certifications ;
– le fait d’avoir enfreint les règles régissant l’exécution des dépenses ;
– le fait d’avoir négligé, en sa qualité de chef de service responsable de leur bonne exécution, de contrôler les actes de dépenses de ses subordonnés.
Pour avoir un éclairage sur les trois hypothèses ci-dessus, on peut se référer à la circulaire du Premier ministre n° 299/PR/SG/IGE du 16 mai 1972 relative aux sanctions encourues par les responsables de deniers et matières. Ladite circulaire, prise sur l’initiative de l’Inspection générale d’Etat, était destinée à rappeler :
«- d’une part, les principales fautes de gestion et les sanctions correspondantes définies par (la loi n° 63-20 du 5 février 1963 tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l’égard de l’Etat et de diverses collectivités et portant création d’une cour de discipline budgétaire) et,
– d’autre part, à résumer les cas d’espèces auxquels les dispositions en question ont été appliquées».
La circulaire était adressée aux administrateurs de crédits, économes, gestionnaires de deniers publics, dépositaires-comptables et autres responsables de deniers et biens de l’Etat et également aux maires, secrétaires de mairie et agents municipaux chargés de la gestion des deniers et biens communaux.
En référence à la circulaire susvisée, voyons très rapidement trois cas d’espèces auxquels les dispositions de l’article 57 de la loi organique sur la Cour des comptes peuvent s’appliquer :
Concernant l’imputation régulière des dépenses (article 2 de la circulaire), sont sanctionnées : «les fournitures fictives de matériaux, les prestations fictives de services, les dépenses fictives permettant de dégager des crédits pour les utiliser à des dépenses non couvertes par des crédits suffisants». Concernant les certifications sincères (article 5,1° de la circulaire), sont sanctionnés : «les faux certificats de réception de travaux, les faux décomptes définitifs de travaux, les fausses certifications de fournitures de denrées, les fausses factures, les fausses attestations de service fait». Concernant le respect des règles en matière de dépenses (article 6 de la circulaire), sont sanctionnés : «l’insuffisance de contrôle du travail des collaborateurs et des subordonnés, les factures de complaisance, le contrôle insuffisant de pièces comptables».
Cependant, il demeure que l’appréciation des divers cas d’espèces de l’article 57 de la loi organique sur la Cour des comptes peut révéler des fautes de gestion à coloration pénale. En effet, il peut arriver que les procédés de faux en tous genres en matière de dépenses publiques dissimulent des comportements frauduleux pouvant entraîner des poursuites devant le juge pénal pour détournement de fonds publics, faux et même abus de confiance. En effet, selon l’article 79 de la loi organique de 2012 sur la Cour des comptes, «les poursuites devant la chambre de discipline financière (de la Cour des comptes) ne font pas obstacle à l’exercice de l’action pénale ou disciplinaire de droit commun. Si l’instruction ou la délibération sur l’affaire laisse apparaître des faits susceptibles de constituer un délit ou un crime, le premier président de la Cour saisit, par référé, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice et en informe le ministre chargé des Finances». (Voir également l’article 30 du décret n° 2013-1449 du 13 novembre 2013 fixant les modalités d’application de la loi organique du 27 décembre 2012).
En résumé, à la lumière de la circulaire du Premier ministre du 16 mai 1972 initiée à l’époque par l’Ige, de faux certificats de réception de travaux, de faux décomptes définitifs de travaux, de fausses certifications de fournitures de denrées, de fausses factures et de fausses attestations de service fait peuvent bien exister sans qu’un délit de détournement soit constitué au sens des articles 152 et 153 du Code pénal. Akono Ongba Sedena précité (op.cit. p.266) confirme que dans son aspect financier, la faute de gestion peut concerner «une dépense engagée sans pièces justificatives suffisantes…» et elle peut concerner également «une dépense ou certification sans justification de l’exécution des travaux, de la fourniture des biens ou la prestation de service, ainsi que la modification irrégulière des crédits».
Avant de conclure, nous prêtons notre plume à Edouard Laferrière : «… La remise à l’ordonnateur de certificats de complaisance, de factures simulées qui serviront à l’émission d’un mandat fictif ne saurait suffire, à elle seule, pour impliquer les auteurs de ces pièces dans une gestion occulte (à plus forte raison, dirons-nous, dans une gestion patente comme celle de la caisse d’avances de la ville de Dakar). Il peut y avoir là un fait de complicité pénale qui les fera comprendre dans une poursuite si la gestion (…) aboutit à des détournements (…)». Le même auteur pense que «la délivrance de faux certificats peut faire présumer qu’on a eu intérêt à les fournir et qu’on a participé à la gestion (…) ; mais elle ne constitue pas à elle seule une preuve de cette gestion». (Cf. «Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux» (Éditions 2 (Ed.1896), tome 1, pp.403-404).
Notre expérience dans l’administration des Finances nous autorise à dire que très souvent c’est par ignorance, mauvaise interprétation de la règlementation, oubli des règles et recours à des pratiques routinières non écrites, voire pour faire plaisir au président de la République, au Premier ministre, au ministre et à son supérieur hiérarchique qu’on commet des fautes de gestion, des irrégularités financières, voire des délits financiers. Voilà pourquoi, «le juge, lorsqu’il est saisi de la violation de règles formelles, doit en permanence s’interroger sur le lien de cette violation des règles formelles avec la notion de gestion. Le plus souvent, la méconnaissance de règles en effet révèle une faute de gestion» (Stéphane Thébault. «L’ordonnateur en droit public financier», L.G.D.J, 2007, pp.253-254).