La constitution en partie civile de la mairie de Dakar, dans l’affaire Khalifa Sall, va sans doute être un cas d’école.
Et les étudiants en droit auront un sujet sur lequel disserter en Travaux dirigés (Td), tant cette question divise aussi bien les théoriciens que les praticiens du droit. Les juristes qui sont pour l’affirmative invoquent l’article 2 du Code de procédure pénale qui dit que «l’action civile en réparation du dommage causé par une infraction appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction». Et aussi le Code général des collectivités locales et la Constitution qui consacrent la libre administration des mairies. De leur côté, les spécialistes qui sont d’avis contraires font aussi valoir leurs arguments et invoquent la jurisprudence.
LES PRATICIENS DU DROIT
Entre «Oui, mais…» et «Non, parce que…»
Lundi 5 janvier 2018, la ville de Dakar a décidé, au terme d’une session ordinaire, de se constituer partie civile. C’est dans le cadre du procès dit de la Caisse d’avance de la mairie de Dakar où le maire, Khalifa Sall et ses 7 présumés complices, sont poursuivis pour 5 délits : «association de malfaiteurs, faux et usage de faux en écriture de commerce, détournement de deniers publics, escroquerie portant sur les deniers public et blanchiment de capitaux». Cette stratégie est pour contrecarrer la constitution de l’Etat du Sénégal. Les conseils de Khalifa Sall, incarcéré depuis le 7 mars 2017, à la Maison d’arrêt de Rebeuss, pour détournement présumé, sont d’avis que la ville de Dakar n’a subi aucun préjudice dans l’utilisation de l’argent de la Caisse d’avance, contrairement aux allégations de l’Inspection générale d’Etat (Ige). Se pose dès lors le débat sur l’entrée de la mairie de la Dakar dans le dossier, en vue de défendre les intérêts de l’institution municipale.
La mairie de Dakar peut-elle faire valoir sa constitution de partie civile? Interrogés sur le sujet, les praticiens du droit rencontrés au Palais de justice Lat-Dior de Dakar qui répondent par l’affirmative invoquent l’article 1 du Code général des collectivités locales qui reprend le principe constitutionnel de la libre administration des collectivités locales. Pour eux, «la ville de Dakar est habilitée à intenter toute action en justice au nom de la collectivité». «Cette affaire concerne la ville de Dakar tant par la qualité des prévenus que par la nature des accusations portées contre eux. La constitution de partie civile lui permet d’être partie prenante au procès et, à ce titre, d’avoir accès au dossier, d’intervenir dans le procès et d’exercer toute voie de recours», argumentent-ils.
Ce que dit le Code général des collectivités locales
Pour sa part, Me Djiby Diallo parle de «constitution stratégique». Un autre avocat qui requiert l’anonymat avance que la mairie de Dakar peut valablement se constituer partie civile, parce que dotée d’une autonomie de gestion et d’une personnalité morale qui lui confère la capacité à ester en justice. Au Sénégal, la libre administration des mairies est instituée par l’article premier alinéa 2 du Code général des collectivités locales qui indique que «dans le respect de l’unité nationale et de l’intégrité du territoire, les collectivités locales de la République sont le département et la commune. Les collectivités locales sont dotées de la personnalité morale et de l’autonomie financière. Elles s’administrent librement par des conseils élus au suffrage universel». Cette disposition semble s’inspirer de l’article 102 de la Constitution qui stipule que «les collectivités locales constituent le cadre institutionnel de la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques. Elles s’administrent librement par des assemblées élues. Leur organisation, leur composition et leur fonctionnement sont déterminés par la loi».
Un juge ressuscite la jurisprudence Senelec
Me Clément Benoît prend, cependant, le contrepied de la première hypothèse avancée par ses confrères. Pour lui, tant qu’on n’est pas sous le coup d’une délégation spéciale, il ne peut y avoir une autre constitution de partie civile en dehors de celle de l’Etat du Sénégal. «Le Conseil municipal n’a pas récusé Khalifa Sall en qualité de maire. Il le reste et le demeure. A ce titre, la ville de Dakar ne peut pas porter plainte contre elle-même. Or, donc se constituer contre Khalifa Sall n’a pas de sens», argumente-t-il. A peine a-t-il fini d’argumenter qu’un juge du siège qui s’intéresse à la discussion rappelle une jurisprudence dans laquelle la Senelec et l’Etat ont voulu se constituer partie civile en même temps. Cela faisait suite à l’arrestation d’individus à Thiaroye, pour vol d’électricité. Mais l’Etat finit par être écarté du dossier, au profit de la Senelec qui, selon le juge d’alors, à la capacité juridique d’ester en justice.
En tout état de cause, l’équation devra être réglée par le juge du siège avant le début du procès. Même si d’autres estiment qu’il peut joindre la requête au fond, pour statuer en une seule et même décision.
DE L’AVIS DES THEORICIENS
«Le préjudice ne peut pas être causé en même temps à l’État et la Mairie de Dakar»
La constitution de partie civile de la mairie de Dakar, dans le dossier de la Caisse d’avance, donne une autre tournure à l’affaire Khalifa Sall. Cette constitution de la ville de Dakar dont Khalifa Sall assume les fonctions de maire est diversement appréciée. Enseignant à la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Ucad, Ousseynou Samba tente de déceler l’énigme dans la double constitution de partie civile aux intérêts différents. «Dans un procès au pénal, on peut avoir plusieurs parties civiles. En effet, l’article 2 du Code de procédure pénale (Cpp) dit que l’action civile en réparation du dommage causé par une infraction appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction», précise-t-il d’emblée. Il détaille : «Donc, si une infraction a porté atteinte à plusieurs intérêts, toutes les personnes dont les intérêts sont lésés ont le droit de se constituer partie civile et réclamer la réparation du préjudice qu’elles ont subis. Si la mairie de Dakar estime que les infractions reprochées au maire Khalifa Sall lui ont causé un préjudice, elle a parfaitement le droit de se constituer partie civile», argumente-t-il.
A la question est de savoir quel est le préjudice que la mairie de Dakar aurait subi et qui serait différent de celui subi par l’État qui s’est déjà constitué partie civile, le spécialiste du Droit pénal de faire savoir : «En effet, même si la mairie a ses recettes propres (taxes et autres redevances), elle reçoit aussi des fonds de l’État (fonds de dotation), ainsi du fait de l’unicité de caisse. L’État est parfaitement en droit de se constituer partie civile». Avant de préciser : «Le préjudice du milliard 800 millions pour lequel le Maire Khalifa Sall est poursuivi ne peut pas être causé en même temps à l’État et la Mairie de Dakar. Soit c’est l’État qui est victime, soit c’est la mairie». Sur la question de l’arbitrage maintenant dévolu aux juges du siège, l’interlocuteur de WalfQuotidien tranche : «Il reviendra au tribunal de déterminer qui de l’État ou de la mairie est la vraie victime. A moins que le tribunal décide que tous les deux sont victimes et donc ont le droit de se constituer partie civile. Dans ce cas, il devra dire quelle est la part des dommages et intérêts qui reviendra à chacun. Ce dont je doute très fort du fait de l’unicité de caisse. Donc soit l’État est la seule victime et la constitution de partie civile de la Mairie de Dakar sera déclarée irrecevable». Toutefois, prévient Pr Samba, «Soit c’est la constitution de partie civile de l’Etat qui sera rejetée car la Mairie sera la seule victime des agissements reprochés au maire Khalifa Sall».
Pape NDIAYE et Magib GAYE