CONTRIBUTION
«L’emploi de pièces fictives dans une comptabilité (..) ne constituerait un faux qu’autant que la substitution ou la falsification des pièces aurait été faite dans un but de profit personnel ou de préjudice à autrui» (dixit M. Petitjean, ancien procureur général à la Cour des comptes en France (1)
Le droit public financier sénégalais pose expressément une règle fondamentale consistant à séparer les fonctions d’ordonnateur et de comptable (le terme englobe ici le régisseur de recettes et de dépenses). Pour rappel, les articles 8 et 31 du décret n° 62-0195 du 17 mai 1962 portant règlementation concernant les comptables publics font une place à part pour le cas de déficit de caisse. La responsabilité d’un régisseur se trouve engagée, dès lors qu’un manquant de deniers a été constaté ou qu’une dépense a été irrégulièrement payée. En pareil cas, l’article 31 du décret de 1962 prévoit que le «comptable public (régisseur) a l’obligation de verser immédiatement de ses deniers personnels une somme égale au montant du déficit de caisse constaté». Ainsi, tout régisseur de dépenses qui n’est pas en mesure de distinguer les fonds qu’il détient es qualité de ceux qu’il possède, à titre personnel, est présumé coupable de malversations.
En passant, c’est l’occasion de préciser que lorsqu’on parle de manquant dans la comptabilité d’une caisse publique c’est en relation avec la responsabilité de caissier du comptable (régisseur) chargé du maniement et de la conservation des fonds publics. Dans le cas d’une caisse d’avances, le terme «manquant» (un terme trivial et technique de l’article 140 du Code de procédure pénale) devrait être rapproché à la personne détentrice de manière licite des fonds publics, en l’occurrence le gérant de la caisse d’avances.
Pour rappel également, le droit financier protège les fonctions de comptable public, en sanctionnant tout agent qui se serait irrégulièrement immiscé dans la gestion des deniers publics en exerçant ce qu’on appelle une gestion de fait (2). La gestion de fait peut comprendre également l’extraction irrégulière de fonds publics par le procédé du mandat fictif qui fait l’objet des développements qui suivent.
Commençons par rappeler la définition du mandat fictif et les divers types de mandats fictifs au regard du droit public financier (I), avant d’évoquer la distinction fondamentale à faire entre mandats fictifs employés dans un but d’intérêt personnel et mandats fictifs utilisés pour un intérêt général (II).
I – La définition du mandat fictif et les divers types de mandats fictifs
A l’occasion des contrôles des dépenses publiques, l’examen d’un mandat peut faire connaître l’existence de pièces justificatives inexactes. Ce qui veut dire qu’il peut arriver que l’ordonnateur d’un budget délivre des certificats inexacts. En énonçant que «(les ordonnateurs) sont responsables (…) de l’exactitude des certifications qu’ils délivrent», l’article 20 alinéa 2 du Règlement général sur la comptabilité publique du 24 novembre 2011 affirme, formellement, le principe de responsabilité de l’ordonnateur. Mais quel est le caractère de cette responsabilité et comment la mettre en cause ? Voilà une lacune de notre législation.
«Si l’(ordonnateur) délivre des certificats inexacts dans un but frauduleux, pour cacher des malversations, il est complice de concussion, de vol ; il peut être soumis à la juridiction pénale.
Si l’(ordonnateur) a délivré des certificats inexacts pour échapper à la règle de la spécialité des crédits, il y a mandat fictif» (3).
Qu’est-ce qu’un mandat fictif en langage de comptabilité ? Je vais me limiter sans commentaires :
- à la définition tirée du Mémorial des percepteurs et des receveurs des communes et hospices de 1908 (Ed. Paul Dupont, 1908, pp. 237-238) : «L’émission d’un mandat fictif consiste dans le fait de délivrer un mandat pour une dépense qui n’a pas été faite ou pour une dépense autre que celle qui a été faite, au profit d’un créancier imaginaire ou complaisant, soit que le mandat ait été établi sur de fausses certifications de l’Administration, soit qu’il ait été purement et simplement fabriqué par l’ordonnateur (ou le comptable) : il peut y avoir eu absence totale ou majoration du service fait».
- et à celle de l’ancienne Cour suprême du Sénégal (3ème Section) qui employait le terme «mandat frauduleux» défini comme «celui qui est établi au nom d’un commerçant complaisant en paiement de fournitures fictives pour obtenir par son intermédiaire d’autres marchandises ou une somme d’argent équivalente» (4).
La distinction est à faire entre trois catégories de mandats fictifs :
- le mandat fictif ratione personæ qui concerne l’indication du créancier : le mandat est établi au profit d’une personne qui n’est pas le véritable créancier. Dans cette hypothèse, «l’émission du mandat peut ne pas entraîner l’obligation de rendre compte : le mandat n’est pas correctement délivré, il n’est pas réellement fictif» (5) ;
- le mandat fictif ratione temporis qui concerne la date de service : «Les pièces justificatives qui y sont jointes font apparaître une date de réalisation du service antérieure ou postérieure à la vraie date»;
- le mandat fictif ratione materisæ qui concerne l’objet de la dépense : «La dépense n’a correspondu à aucun service fait ou a correspondu à un service autre que celui qui a été avoué».
II – La distinction fondamentale à faire entre mandats fictifs employés dans un but d’intérêt personnel et mandats fictifs utilisés pour un intérêt général
Dans son discours de 1877 consacré aux comptabilités occultes et aux mandats fictifs, M. Petitjean, qui fut procureur général de la Cour des comptes en France, puis plus tard premier président de la même Cour, considérait qu’«un détournement de crédits budgétaires destiné à dissimuler des dépenses non revêtues des autorisations légales n’est pas nécessairement un acte délictueux…». Il admettait que «l’emploi de pièces fictives dans une comptabilité (…) ne constituerait un faux qu’autant que la substitution ou la falsification des pièces aurait été faite dans un but de profit personnel ou de préjudice à autrui». Toutefois, il reconnaissait qu’«au point de vue des principes de la comptabilité (…) l’emploi de pièces fictives dans une gestion de deniers publics sera toujours un grave désordre. Chez un ordonnateur surtout le procédé est des plus blâmables» (6).
Lorsqu’il y a des paiements de mandats fictifs, il convient de se demander si ces mandats ont fait l’objet d’une appropriation personnelle ou s’ils ont été payés dans l’intérêt public ? Dans l’hypothèse d’une appropriation personnelle des fonds publics, nous rejoignons l’opinion de M. Paul Leroy-Beaulieu : «En principe, on les doit assimiler au vol et à l’escroquerie, quitte à admettre, dans des cas particuliers, des circonstances atténuantes» (7).
Dans l’hypothèse où il est fait des fonds publics non pas un emploi personnel mais pour un but d’utilité publique, c’est-à-dire la contrepartie réelle du paiement est dans le patrimoine de la collectivité publique, je suis du même avis que C. De Selle De Beauchamp : «Dans l’hypothèse où le faux n’a pas été fait dans un but de profit personnel ou de préjudice à autrui, on ne voit pas quelle ressemblance il y a, au point de vue juridique entre le mandat fictif d’une part, et, d’autre part, le vol ou l’escroquerie» (8).
Dans son ouvrage sur «Le droit pénal africain à travers le système sénégalais», le magistrat Ndongo Fall précise que «ne serait pas punissable le «détournement» de fonds publics de leur affectation normale et son reversement dans les caisses de (la collectivité publique) à des postes qui ne sont pas les siens. Dans un tel cas, il y a faute de gestion et non détournement car ce transfert irrégulier n’entame en rien le patrimoine de la (collectivité publique). Et quand bien même en serait-il ainsi que le délit ne serait pas constitué, faute de l’intention coupable qui sous-tend le détournement» (9) (c’est nous qui soulignons).
A propos d’intention coupable, l’arrêt de l’ancienne Cour suprême n° 32 du 19 décembre 1979, Ministère public/Touré, précise que «le détournement que réprime l’article 152 du Code pénal n’est constitué que s’il est établi l’intention frauduleuse du prévenu. La seule existence d’un manquant ne suffit pas à le justifier» (9).
S’agissant de l’obtention frauduleuse de sommes d’argent par l’utilisation de pièces fausses, selon Ndongo Fall précité (p.413), «… un document mensonger, même s’il peut réaliser le délit de faux en écriture (…) n’est pas par lui-même suffisant pour consommer l’infraction» sauf «lorsque la production de pièces ou documents écrits vient corroborer des allégations mensongères, leur donnant ainsi une consistance extérieure et une force probante plus complète …» (10).
En résumé, d’après Le Mémorial des percepteurs et des receveurs des communes de 1908 (pp. 237-238), «le but (d’un mandat fictif) est ou bien un véritable détournement de deniers publics au profit de personnes qui n’ont fait aucun service, ou bien l’application d’un crédit à d’autres dépenses que celles qui sont autorisées par le budget ; dans le premier cas, c’est un véritable vol, punissable par la loi pénale ; dans le second cas, le fait constitue un simple virement de crédit qui ne tombe pas sous le coup du Code pénal».
Par conséquent, l’on ne devrait pas considérer tout paiement de mandat fictif comme un fait constitutif d’un délit de détournement de fonds publics. Selon Stéphane Thébault, «la sanction pénale devient une réalité lorsque la gestion de fait est née d’actes irréguliers volontaires, ou lorsque les fonds ont été utilisés à des fins extérieures à celles de l’organisme public dont ils provenaient» (11).
En conclusion, on peut retenir que l’une des critiques soulevées à l’encontre de la sanction pénale en France est susceptible de trouver application dans la mise en œuvre des dispositions du droit pénal sénégalais : il est reproché au juge pénal «de ne pas tenir compte de l’implication personnelle ou de la non-intention de l’auteur du délit et, en conséquence, d’en faire une infraction objective, sanctionnant la régularité de l’action publique» (12).
Enfin, il se pose la question de savoir comment, dans une comptabilité patente, l’ordonnateur d’un budget pourrait être considéré comme l’auteur d’un détournement de fonds publics confiés de manière licite à son régisseur ? A moins, reprenant une expression de Stéphane Thébault, de constater que «le juge pénal, indépendant dans la qualification des faits, voit en l’ordonnateur l’autorité financière de la collectivité, c’est-à-dire, le gestionnaire» (13). Alors, «il serait nécessaire de rechercher très loin et très longtemps dans les plus obscurs méandres de notre droit (public financier) pour trouver une subtilité aussi artificielle» (14).
Par Mamadou Abdoulaye SOW
Ancien Directeur général de la Comptabilité publique et du Trésor
1 – Discours de Monsieur le Procureur général Petitjean à l’audience de rentrée de la Cour des comptes du 3 novembre 1877 sur le thème : «Du contrôle de la cour des comptes et des conseils de préfecture sur les comptabilités occultes ».
2 – La définition de la gestion de fait est posée par l’article 29 de la loi organique du 27 décembre 2012 sur la Cour des comptes.
3 – Ibidem, p. 121.
4 – Cf. l’article de Francisque Marie, rapporteur à l’époque à la 3ème Section de la Cour suprême, intitulé : «Le jugement des comptes et les constatations auxquelles il a donné lieu» et publié dans la Revue sénégalaise de droit n° 19, juin 1976, pp 28 et 30.
5 – C. De Selle de Beauchamp dans sa thèse «De la responsabilité des ordonnateurs des finances de l’Etat» soutenue le 22 février 1900, p. 123.
6 – Le procureur général Petitjean précité, pp. 18-19.
7 – Paul Leroy-Beaulieu, «Traité de la science des finances», septième édition, Tome second, 1906, p. 132.
8 – C. De Selle De Beauchamp précité, p. 125.
9 – Ndongo Fall, «Le droit pénal africain à travers le système sénégalais», Éditions juridiques africaines, 2003, p. 405.
10 – Note sur l’article 152 du Code pénal dans «Code pénal du Sénégal annoté», EDJA, 2009, p. 77.
11 – Émile Garçon dans «Code pénal annoté, article 405» cité par Ndongo Falla, op.cit. p. 413.
12 – Stéphane Thébault, «L’ordonnateur en droit public financier», L.G.D.J, 2007, p. 265.
13 – Ibidem, p. 254.