CONTRIBUTION
Il y a presque trois ans jour pour jour, la situation politique et économique du Sénégal devenant préoccupante, une réflexion sur les conditions de sortie de crise avait été partagée avec mes camarades du Parti socialiste et mes amis de Benno Bokk Yaakaar (Bby). Elle portait sur certaines tendances qui se dessinaient à l’époque, après seulement deux ans et demi d’exercice du pouvoir par Macky Sall et sur la compréhension que nous devions avoir de notre compagnonnage pour la gouvernance du pays. Cette alerte était également motivée par la perspective de l’élection présidentielle prévue à l’époque en 2017, avant son report pour 2019.
Macky Sall est au pouvoir depuis plus de cinq ans ; c’est le temps d’un mandat et un bon moment d’introspection. Nous nous étions accrochés à l’idée qu’ayant gagné ensemble, nous devions gouverner ensemble et personne n’a vraiment pris la peine de donner un contenu à cette gouvernance «commune» ou «partagée». La perception la plus répandue aujourd’hui est que nous avons privilégié, dans le cadre d’un partage du pouvoir, le positionnement politique de certains des leaders de Bby, qui en ont profité et ont cautionné des rétributions pécuniaires aujourd’hui désastreuses pour l’image de la classe politique. Nous avons ainsi accepté que la majorité des militants subissent des frustrations et des vexations et en sommes arrivés à nous demander si nous n’y avons pas perdu notre âme.
Gouverner ensemble, c’était concevoir et adopter ensemble des orientations, des programmes et des modes d’intervention à partir de l’apport des uns et des autres. Il faut dire que le Sénégal en 2012 était préparé à l’élaboration d’un bon «programme commun». Les conclusions des Assises, la Charte de gouvernance démocratique et les recommandations de la Cnri, devaient constituer le socle fondateur d’un programme de gouvernement qui aurait pu engager le pays sur plusieurs années. Il s’y ajoute que les slogans comme «la patrie avant le parti» et «la gouvernance sobre et vertueuse» parlaient suffisamment aux Sénégalais.
Malheureusement, Bby a choisi une forme de «gouvernance» favorisant les nominations et élections à des postes pour certains, dans une forme de «partage du gâteau». Nous commençons assurément à en payer le prix. Les frustrations et autres récriminations sont légion au niveau de toutes les coalitions. C’est que Macky Sall ne pouvait pas faire autrement que de «ferrer» les leaders des coalitions pour s’autoriser le minimum de liberté que tout chef d’Etat voudrait pour lui-même. Il sait qu’une certaine forme tacite de «loyauté» amènerait les leaders de Bby rétribués à, non seulement avaler des couleuvres, mais le soutenir pour contenir toute velléité de contestations. Des soubresauts apparaissent ainsi naturellement et traversent aujourd’hui les grands partis de la coalition Bby, depuis l’Afp, le Ps, la Ld, etc.
Il apparaît clairement que le compagnonnage au sein de Bby et la gouvernance du pays se seraient mieux portés si, au sein de la coalition, l’investissement avait plus porté sur l’organisation des intelligences pour féconder un «programme commun» et si les leaders avaient choisi de renoncer à tout positionnement au sein du gouvernement et des institutions pour demeurer des vigies de l’application du «programme» et de véritables gardiens du temple. Dans ce cas, Macky Sall aurait eu moins de marge à prendre certaines décisions surprenantes.
Dans un contexte qui nécessitait un virage courageux en perspective de l’élection présidentielle, dont on pensait qu’elle se tiendrait en 2017, les enjeux étaient, soit de poursuivre sur la base d’un «compromis historique» le compagnonnage avec Macky et l’Apr, soit, en cas d’impossibilité de réussir ce compromis, d’amorcer un «sursaut national» contre le régime de Macky et de travailler à une véritable alternative qui incarnerait les aspirations véritables des masses sénégalaises.
Le moment semble venu de refonder notre compagnonnage au sein de Bby en assumant tout ou partie importante des conclusions des Assises nationales, la Charte de gouvernance démocratique et les propositions de la Cnri, pour en faire le levier de la campagne présidentielle de 2019 avec Macky comme seul candidat. Mais force est de constater que nous n’en prenons pas véritablement le chemin et nos difficultés ont pour origine, au plan politique, l’hégémonisme de l’Apr et, au plan économique, l’absence de vision sur les choix pertinents qui devraient s’imposer à l’évidence. De surcroît, les référentiels qui étaient supposés nous venir de l’Apr, liés à l’éthique, à la déontologie et aux valeurs sont totalement bafoués au niveau de la gouvernance actuelle.
Le bilan de Bby (Ter, IlaTouba, Diamniadio) ne devrait pas chercher à rivaliser avec celui de Wade sur le registre des réalisations en matière d’infrastructures. Bby n’est pas attendue sur ce registre qui n’a pas empêché la déconfiture de Wade et du Pds, mais plutôt sur le terrain de la restauration des principes, des valeurs et de la crédibilisation de nos institutions. Cependant, le rapprochement avec le Pds, sauf à considérer que ce qui se passe entre Wade et Macky relève juste du domaine des civilités, sera assurément une ligne rouge. Le pays est à la croisée des chemins et mérite que, durant les tout prochains mois, des choix politiques simples, clairs et courageux soient opérés pour l’avenir de notre nation et de nos enfants.
- Le Sénégal est dans une impasse politique
On peut difficilement répondre à un appel qui entretient une certaine confusion. Il est clair que selon qu’il s’agit de concertations politiques sur le processus électoral et les partis ou d’un dialogue autour de questions d’intérêt national, ni la démarche ni le mode opératoire ne seraient les mêmes. Mais en attendant cette clarification, rendons à César ce qui lui appartient. En novembre 2014, le taux de croissance du Pib était de 3 %. Il est aujourd’hui de 6 % et devrait se situer autour de 6,8 % à 7 % en 2018/2019. Des efforts importants sont faits avec divers programmes sociaux, mais la pauvreté persiste.
L’évolution constante du budget (3 700 milliards en 2018) n’est pas en soi un indicateur de performance, si on ne prend pas en compte le niveau réel des engagements sur l’exercice considéré, la structure des dépenses et l’allocation des ressources. En effet, la masse salariale et le service de la dette (qui représentent 63 % des recettes ordinaires) ainsi que les dépenses de transferts sont à des niveaux alarmants. Nos options en matière de développement économique méritent donc d’être repensées, notamment nos priorités, nos choix en matière d’investissement, la question de l’emploi, l’agriculture, l’éducation, la santé, etc., et la place du secteur privé dans le développement.
Il est stupéfiant de constater les glissements qui se sont opérés ces quinze dernières années au niveau de la nomenclature des budgets de l’Etat, des agences et autres sociétés et établissements publics, parapublics et des collectivités locales. La tendance à orienter les dépenses pour des recrutements de personnels, des actions sociales d’entraide et de solidarité (billets pour les pèlerinages, soutiens multiples et multiformes, etc.), ainsi que les affectations biaisées des ressources au titre des compétences transférées, donnent le sentiment d’un énorme gâchis.
Tout est fait pour entretenir une certaine clientèle au détriment de l’efficacité et des performances économiques. La productivité des hommes et des entreprises est totalement annihilée pour faire place à une société basée sur l’assistanat.
Par ailleurs, les résultats des dernières élections législatives en juillet 2017 ont créé à l’évidence un choc psychologique puissant au niveau du président Macky Sall et de son entourage. La barre fatidique des 50 % n’a pas été atteinte, combinée à la baisse tendancielle des suffrages exprimés en notre faveur (300 000 votants en moins), ont suffi à ramener le syndrome du second tour de scrutin dévastateur. Les observateurs avertis sentent que Macky et son entourage se cherchent à nouveau et des retrouvailles avec le Pds (≈ 20 % des suffrages) ne sont plus exclues (dixit M. Saleh).
Il est certain que, dans ces conditions, certaines composantes de Bby, comme l’Afp, le Ps, la Ld et le Pit au moins, ne seront plus dans la nouvelle composition. Quelqu’un d’autre l’avait déjà dit : «le mariage à trois parait impossible». Il est aujourd’hui symptomatique de constater la faiblesse institutionnelle au Sénégal qui prend sa source au niveau de la faiblesse des organisations politiques, mais aussi syndicales, victimes d’un émiettement qui fragilise toute tentative de consolidation de notre démocratie représentative et de renforcement de l’autorité de l’Etat. Jamais un parti de gouvernement n’a été aussi faible au Sénégal que l’Apr. Macky ne bougera pas pour l’organisation de son parti et n’aidera aucun autre parti à se consolider. Il pense que l’inorganisation de l’Apr lui donne plus de liberté dans le choix et la nomination des femmes et des hommes dont il aimerait s’entourer. Il se trompe, car cette marge de manœuvre supposée participe à affaiblir davantage son organisation et le pays. L’Apr est complètement désincarnée à la base, sans aucun relais, ni leadership pertinent au niveau des différents paliers sensés occuper une place significative dans l’exercice du pouvoir. Le niveau actuel de désorganisation et de délitement des partis politiques est un véritable drame pour notre pays.
Le Ps et le Pds ont eu du mal à survivre après leur départ du pouvoir. L’Apr en sera victime dès 2019 quelle que soit l’issue du scrutin, quelques caciques de ce parti en ayant déjà donné le ton, d’ailleurs. Il est de la responsabilité de Macky et de Bby de parvenir à consolider la Nation et, bien entendu, la sécurité nationale. Il serait temps pour l’ensemble de la classe politique de prendre suffisamment conscience des enjeux liés à cette question. Les vrais hommes d’Etat se soucient d’abord de la Nation, de l’intérêt général et des générations futures.
Le pays souffre ainsi de certaines perceptions qui, progressivement, font le lit de la désincarnation de la Nation, mais ne semblent pas troubler outre mesure le sommeil de nos dirigeants. Or, comme on le sait, en politique tout comme en matière de gestion publique, la perception est au moins aussi importante que la réalité. A titre d’exemples : le fonctionnement de l’institution judiciaire pose problème. La perception du lien entre l’exécutif et le pouvoir judiciaire est un désastre.
Les interpellations sélectives au niveau de la Crei et le cas du maire de Dakar, Khalifa Sall, emprisonné depuis bientôt huit mois, sont perçus comme étant d’essence politique et facilités au moyen de l’instrumentalisation de la Justice et de l’Assemblée nationale. Il devient, dès lors, contreproductif pour le pouvoir de poursuivre dans cette voie, tout en gardant sous le coude des dossiers tout aussi ou plus compromettants, mettant en cause des responsables de l’Apr ; l’absence de justice sociale et d’équité, notamment pour l’accès aux emplois, surtout publics et parapublics, ainsi qu’en attestent les récentes informations sur les recrutements au Port autonome de Dakar, est assez révélatrice de la «cannibalisation» de toutes opportunités en la matière dans le pays par l’Apr. Il en est de même au Coud, à l’Artp et autres sociétés bien connues, tout comme au niveau des ministères, de la Présidence et d’autres institutions (avec la généralisation des contrats spéciaux). Ces recrutements et autres passe-droits, qui posent d’abord problème du point de vue de leur opportunité, relèvent d’une certaine patrimonialisation basée sur des injustices flagrantes.
Nous avons besoin, pour raffermir le sentiment d’appartenance à la même Nation, que tous les enfants méritants de ce pays aient les mêmes chances d’accès à toutes opportunités, notamment en matière d’emplois. Sur ce registre, l’Etat Apr fait pire que l’Etat Ups/Ps. Nous en connaissons beaucoup qui n’auraient pas eu l’opportunité de servir leur pays si cette logique avait prévalu il y a quelques décennies. Cette injustice est également présente au niveau de l’accès à des ressources nationales, les marchés publics et le foncier, surtout urbain, qui constitue un patrimoine à préserver pour les générations futures ; la politisation des hauts fonctionnaires trahit les sacro saints principes de la neutralité de l’Etat et de la défense de l’intérêt général.
Cette situation qui affaiblit l’Etat et l’administration laisse la porte ouverte à toutes formes de prévarications et de malversations. Elle est perçue comme un moyen de garantir des promotions démotivantes ainsi qu’une totale impunité aux hommes politiques et entraine une certaine forme d’impuissance du chef de l’Etat/chef de parti à sévir, pour ne pas scier la branche sur laquelle il est assis. L’obsession du second mandat est également perçue comme étant le facteur explicatif de tout ce qui se passe comme décisions inappropriées et malencontreuses au cours de ce premier mandat. Elle explique aussi les impunités avérées, ainsi que les tensions sociales et politiques actuelles ; il y a également l’idée d’une forte soumission aux intérêts étrangers (Maroc, Turquie.) et français en particulier, qui se heurte à toute volonté de promouvoir un patriotisme économique en faveur de notre secteur privé national. Que sommes-nous allés chercher à l’occasion d’un séminaire intergouvernemental à Paris ?
Enfin, il y a surtout, chez les jeunes, l’idée que le pouvoir a abdiqué concernant l’épineuse question de l’emploi. Il n’y a aucune visibilité sur les voies et moyens pour contenir cette véritable bombe à retardement. Il faut dire que le problème de l’emploi est une affaire trop sérieuse et suffisamment complexe pour être livrée à la seule perspicacité d’un ministre, fût-il celui de la Jeunesse ou de l’Emploi. Ces questionnements qui nous interpellent méritent donc que nous leur trouvions des solutions.
- Le bilan des Assises pour construire une nouvelle convergence
Promouvoir une nouvelle convergence suppose de travailler à regrouper tous ceux qui se reconnaissent autour des conclusions des Assises et des valeurs à restaurer pour construire une véritable alternative qui incarnerait les aspirations véritables des Sénégalais. Cette convergence sera essentiellement recherchée autour des retrouvailles de certains acteurs de différentes familles politiques, de la société civile, et des autres forces vives de la Nation et autour des acteurs des Assises nationales. En effet, les conclusions des Assises sont un condensé pertinent des attentes des Sénégalais. Il se trouve que la «compromission» de certains politiques et autres segments de la société civile a installé le mandat actuel largement en dehors du schéma initialement espéré. Il s’agit donc de reconstruire une alternative crédible et, en même temps, de requalifier notre classe politique autour d’un nombre limité de partis, pour que les populations et les citoyens recommencent à y croire. Il faut reconstruire les forces du progrès. Toutes les composantes de Bby sont interpellées de même que tous les acteurs émergents.
Au niveau du Ps, le Secrétaire général et les franges qui s’affrontent aujourd’hui ont une responsabilité énorme consistant à prendre l’initiative hardie de préserver l’unité du parti et de promouvoir les retrouvailles de la famille socialiste. Envisager, dans le courant de l’année prochaine (2018), un congrès de clarification et de réunification, permettrait la création d’un grand parti rénové, voire refondé, qui cristalliserait les aspirations à une société plus juste, plus démocratique et en progrès. La création de ce parti nouveau entraînerait un appel d’air massif de nouveaux acteurs (dans le pays comme au niveau de la diaspora), pour créer les conditions d’un renouvellement qui permettrait de raviver, dans le pays, la flamme de l’espoir. Et il devrait en être de même de tous les autres grands alliés actuels de l’Apr, pour la sauvegarde de leur raison d’être à travers un repositionnement autour de leurs idéaux.
Dans tous les cas, quel que soit le chemin à considérer pour la présidentielle de 2019, il faut impérativement convoquer les Assises pour un moment de bilan et d’évaluation. Les récentes contributions de compatriotes tels que Mohamed Sall-Sao, ainsi que la sortie de Mansour Sy Djamil sur les dangers qui guettent le pays et celle de l’archevêque de Dakar sur la paix civile, tout comme les analyses de différents chroniqueurs, tendent toutes à faire prendre la mesure d’un problème réel au niveau de la gouvernance du pays. Boubacar Boris Diop a parlé à ce propos de «monarchie» républicaine au Sénégal.
Ces différentes interventions rassurent sur la possibilité de pouvoir mobiliser des intelligences et de trouver des solutions face à la nécessité de travailler à la construction d’une situation apaisée pour le Sénégal. Le bilan des Assises, que beaucoup de concitoyens appellent de leurs vœux et qui devra permettre d’évaluer la situation politique et de dégager des pistes de solution, offrira le double avantage de regrouper tous les acteurs qui s’en réclament et d’ouvrir une période transitoire de 5 ans, qui correspondrait au prochain quinquennat 2019-2024, durant laquelle une équipe gouvernementale, la moins «politicienne» possible, pour ne pas dire essentiellement technocrate, serait mise à contribution pour conduire les réformes qu’aucun chef de parti, du fait justement de sa position et de ses calculs pour l’avenir, ne pourrait véritablement mettre en œuvre.
Si les retrouvailles libérales devaient se concrétiser à partir de l’axe Pds/Apr, alors les Assises se choisiraient cette fois-ci un candidat lors de la présidentielle de 2019, pour un mandat unique, afin de gérer cette période transitoire et l’application intégrale des réformes qui offriront, à l’horizon 2024, un environnement politique sainement compétitif. Cette option serait facilitée par le fait que la plupart des leaders politiques sénégalais qui veulent incarner la relève générationnelle, devraient comprendre que la possibilité pour eux d’accéder aux responsabilités dépend pour beaucoup de la construction d’un environnement politique assaini et plus réceptif à leurs ambitions, que seule la transition issue du bilan des Assises pourra leur offrir.
Nasser NIANE