CONTRIBUTION
Avec le temps qui passe et les cheveux qui blanchissent, on finit par ne plus céder à l’émotion ambiante pour prendre le temps de l’écoute et de l’observation. Notre époque se caractérisant par la tyrannie d’un flot d’informations souvent téléguidées, il faut prendre le temps d’entendre les non-dits et déceler ce qui relève de la désinformation ou de la propagande. La journaliste soudanaise Nima El Bagir, collaboratrice de Cnn, vient de réaliser un reportage sur « la vente des migrants» en Libye. Ce reportage de quelques minutes, qui fait office d’argument pour plusieurs personnes dans les réseaux sociaux, appelle plusieurs observations de forme comme de fond.
Dans la forme si Nima El Bagir, charmante dame au demeurant, a pu assister avec ses caméras à une vente aux enchères d’êtres humains, qu’attendent les autorités libyennes ou ce qu’il en reste pour sévir ? A moins qu’elles n’y trouvent un certain intérêt. A défaut, les représentations diplomatiques des pays dont les ressortissants sont mis en vente ne sont-ils pas sur place pour aller faire libérer leurs concitoyens ? A moins qu’ils n’y trouvent, eux aussi, un intérêt certain. Cherchons alors à identifier les intérêts en jeu et à savoir qui en profit !
Car quant au fond, là où il y a des intérêts qui se réconcilient et qui se monnayent, l’émotion a rarement sa place. Ainsi va le monde. Si nous voulons comprendre ce qui se passe en Libye et ailleurs dans le monde, suivons la trace de l’argent. On finira par tomber chez le grand ordonnateur ! A ce qu’il paraît, l’Union européenne a mis 600 millions d’euros en Libye pour stopper le phénomène migratoire… Voilà le fil conducteur de tout ce raffut, car il faudrait beaucoup moins que cela pour attirer les vautours… Surtout dans un Etat en faillite, démembré et livré aux plus offrants ou aux mieux armés comme c’est le cas en Libye et dans plusieurs autres pays africains.
Il se dit aussi que les réseaux de trafic des migrants, en amont, prenant racine dans nos quartiers les plus pauvres, se bonifient au moment de l’embarquement, se renchérissant sur les côtes libyennes. Ils prennent une valeur exponentielle sur les côtes européennes. A chaque pallier de cette odyssée, il y a des gagnants et des perdants. Certains y laissent leurs vies. Les rares survivants en bout de chaîne y laissent toutes les économies de leurs parents, qui s’endettent même pour financer la fuite en avant de leurs enfants. Question principale : Que fuient-ils d’aussi terrifiant pour valoir tous ces sacrifices ? Aux responsables des pays émetteurs de répondre à cette question !
Ce qui est rageant au demeurant, c’est qu’il apparaît que la chaîne de complicités mises en œuvre tout le long de ce processus, impliquerait des fonctionnaires véreux à tous les niveaux. Dans tous les pays émetteurs, du rabatteur au transporteur, des sommes circulent pour fermer les yeux de ceux qui auraient dû les garder ouverts ! Dans les pays d’accueil, les représentations diplomatiques ont des agents en contact avec les autorités locales qui leur remettent les listes de leurs ressortissants. Ceux qui sont en détention comme ceux qui sont hospitalisés ou alors décédés. Ils n’en font pas l’usage que l’on pourrait espérer. Sans avoir les moyens d’investigation de l’Etat, il me revient que «des agents consulaires» de plusieurs Etats d’Afrique de l’Ouest seraient impliqués dans des négociations, en espèces sonnantes et trébuchantes, portant sur le trafic des migrants. Avec pour épicentre un grand pays anglophone.
Le reportage de Cnn ne va pas au fond des choses. Il détourne notre attention des enjeux de fond. Il confine notre émotion dans la transaction finale sans démonter l’environnement global. Laissons à la journaliste la présomption d’innocence, mais retenons que ce qui se passe en Libye est un business criminel. Celui des petits trafics qui n’ont pas accès aux grandes culbutes des majors du pétrole. Qui nous parlera de ces hauts trafics là pendant que nous y sommes ?
Par ailleurs, et en matière de maltraitance d’humains, on ne parle plus des massacres perpétrés par les anti-balaka en Centrafrique. Pourquoi ? Parce que les médias ont détourné leurs caméras, et nos attentions, de cette tragédie. Plus récemment les Royinghas ont été à l’honneur. Et puis changement de scène ou… de mise en scène !
Cela nous donne l’occasion de rappeler que ce qui se passe en Centrafrique, et presque partout ailleurs dans le monde, a des racines encore plus profondes. Un coup d’œil dans le rétroviseur par le journaliste français Jean-Pierre Turquoi, ancien journaliste au Monde, dans son livre «Oubangui-Chari le pays qui n’existait pas», il y évoque l’image des résumés sordides rapportés dans les écrits dépoussiérés d’un missionnaire capucin au sujet de l’expédition punitive menée dans le nord-ouest du pays par le lieutenant Duquenne en 1919. «En deux mois, Duquenne et ses deux cents tirailleurs (…) sèment la terreur dans la région de Bocaranga, encerclent des villages, capturent les chefs, les attachent à des poteaux et les fusillent devant leur famille horrifiée, en égorgent d’autres, donnent la chasse aux habitants, coupent des têtes qu’ils emportent plantées sur des piquets (…), enfument les grottes pour faire sortir ceux qui s’y sont réfugiés et les tuent à coups de fusil à la sortie. (…)» Aucun historien, aucun chercheur n’a travaillé sur ce dossier. Les historiens africains sont appelés au secours d’une Afrique mutilée aussi de ses propres douleurs.
L’Occident, depuis plus de trois siècles, est parvenu à nous déconnecter de notre conscience historique sans laquelle, nous ne regardons la réalité que par épisodes et non comme un flot continu de causes et de conséquences. Sans remonter plus loin que les trois siècles passés, qui dirige le monde ? Qui est derrière la machinerie de la mondialisation ? Qui regarde le monde comme une planisphère des ressources sans aucune considération pour les humains qui y vivent ? Les Indiens d’Amérique détruits et parqués dans des réserves, c’est qui ? En quoi c’est moins choquant que ce que l’on nous montre en Libye ? La différence est seulement que les médias ont un agenda qu’ils supportent. Des forces sont en mouvement pour poursuivre la recomposition du monde autour des valeurs qui sont les leurs et qui ne sont pas que marchandes. Ouvrons les yeux : il semble que «la solution finale» se dessine, notamment en Afrique subsaharienne avec le G 5 comme cheval de Troie.
Et dire que c’est la France qui vient nous parler de «Paix et de Sécurité» avec ses soldats armés jusqu’aux dents qui rôdent parmi nous ! Laissez-nous rire et… pleurer !
Amadou Tidiane WONE