CONTRIBUTION
Encore la scène politique de notre pays est envahie par le débat intéressé sur le nombre de mandats successifs du président de la République. C’est un débat qui n’aura pas de fin tant que notre pays restera soumis au régime présidentiel en vigueur depuis 1963. Alioune Tine, d’Amnesty International, le rend on ne plus clairement en s’exprimant en ces termes, je le cite : «Le verrouillage de la constitution ne peut pas arrêter un président de mauvaise foi et machiavélique. Ça s’arrête là, l’expertise constitutionnelle. Il s’agit plutôt de leadership moral, de probité morale, car les déclarations d’un leader doivent être accompagnées par la probité morale, la sacralité de la parole donnée».
C’est pour appuyer la véracité de ces propos qu’il m’a paru opportun de verser dans le débat en cours les recommandations plus qu’actuelles de deux très grandes personnalités qui ont fortement marqué l’histoire de notre pays et ont été d’un apport inestimable dans le cours de son évolution historique qui l’a mené à la conquête de sa souveraineté internationale.
Il s’agit de Thierno Souleymane Baal et de Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul. Thierno Souleynane Baal a été à la tête des douze érudits dont Abdel Kader Kane qui ont libéré le Fouta en 1776 d’un triple joug : la tyrannie pluricentenaire de la dynastie des Deeniyang Koobé instaurée par Koly Tenguela BA (1526 -1776), la domination des Maures qui avaient imposé au Fouta l’acquittement d’un tribut annuel dit Moudo Horma équivalent à cinq (5) kilogrammes d’or et l’esclavage. Il fut le principal dirigeant de la révolution Torodo du 18e siècle qu’il a initiée, organisée et conduite à la tête des douze érudits dont Abdel Kader Kane.
Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul est le fondateur de la confrérie mouride. Il opposa une résistance spirituelle triomphante au régime colonial qui a vainement tenté de l’éliminer en le privant de liberté durant la majeure partie de sa vie sous forme d’exil ou de résidences surveillées. L’histoire a tranché en sa faveur contre ses ennemis qu’étaient la puissance coloniale et ses collaborateurs.
Ces deux personnages se sont exprimés sur ce que devraient être une bonne gouvernance et principalement les qualités intrinsèques de ceux qui ont la charge de l’exercer.
Thierno Souleymane Baal, en 1776 – il y a de cela plus de deux (2) siècles – en grand homme d’Etat a laissé à la postérité les directives ci-après et ce bien après avoir mené à la victoire la révolution torodo. Ces directives qui avaient pour objet le règlement de la succession au sommet de l’Etat sont formulés comme il suit :
«Je ne sais si je mourrai au cours de ce combat ou non. Au cas où je meurs, je vous recommande de vous conformer aux directives suivantes :
- choisissez un homme savant, pieux et honnête qui n’accapare pas les richesses de ce bas monde pour son profit personnel ou pour celui de ses enfants ;
- Détrônez tout Imam dont vous voyez la fortune s’accroitre et confisquez l’ensemble de ses biens ;
- Combattez-le et expulsez-le s’il s’entête ;
- Veillez bien à ce que l’Imamat ne soit pas transformé en une royauté héréditaire où seuls les fils succèdent aux pères ;
- L’Imam peut être choisi dans n’importe quelle tribu ;
- Choisissez toujours un homme savant et travailleur. Il ne faudra jamais le choisir à une seule et même tribu ;
- Fondez-vous toujours sur le critère de l’aptitude.»
Quant à Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul, c’est en réponse à une lettre de 1890 de Samba Laobé Penda Sangoule Ndiaye, prince et régent du Djoloff qu’il lui a fait les recommandations suivantes relatives à l’exercice du pouvoir.
«Nous vous faisons savoir que nous avons bien reçu la lettre que votre émissaire devait nous transmettre et dans laquelle vous nous fîtes parvenir vos salutations et sollicitiez auprès de nous des recommandations et exhortations ; raison pour laquelle nous vous adressons ces mots-ci».
«Sachez que le pouvoir que vous détenez, actuellement en ce monde, ne vous est parvenu qu’après avoir été soustrait des mains d’autres rois comme vous, qui vous ont précédé. Et qu’un jour viendra où ce même pouvoir vous sera repris des mains, pour être cédé à d’autres rois qui vous succéderont»
«Donc, s’il arrive certains jours où la vie vous semble favorable et vous assiste contre vos adversaires, sachez qu’il en sera d’autres où elle favorisera ces mêmes adversaires, contre toi. Et si, quelque fois, elle vous a fait rire, quelque fois aussi, elle vous fera pleurer. Que donc la joie qu’elle vous inspire ne vous abuse pas, car ce monde est, par nature, trompeur et fourbe. Il arrive souvent qu’il se retourne brutalement contre vous, pour vous leurrer et vous faire tomber dans son piège».
«Nous vous recommandons de toujours persévérer à assister les plus faibles, les pauvres et les nécessiteux, et de ne jamais tomber dans la tyrannie et l’injustice, car «tout homme injuste le regrettera un jour» et «tout tyran assurera sa propre perte».
«N’oubliez jamais que la puissance que vous détenez et toutes les faveurs qui en découlent ne vous sont, en vérité, parvenues qu’à travers la mort d’autres personnes qui les détenaient avant vous, et du fait que ces mêmes faveurs se sont départies de ces dernières pour de bon».
«Par conséquent, attendez-vous à ce que ces mêmes privilèges vous délaissent un jour, de la même façon qu’ils vous sont parvenus», «Faites donc preuve de persévérance dans les actes qui vous seront utiles dans les deux mondes, ici-bas et dans l’Au-delà, avant qu’un jour, vous tourniez définitivement le dos à ces avantages ou bien que ceux-ci se détournent à jamais de vous».
«C’est ici que s’achèvent les recommandations que nous vous donnons. Si jamais vous consentez à vous y conformer, ce sera à votre profit. Autrement, vous en assumerez les conséquences, car «Nous appartenons tous à Dieu et c’est vers lui que nous retournerons»
Ces recommandations proviennent d’hommes d’une probité irréprochable qui accordent à la parole donnée une valeur d’or.
Ces deux fortes personnalités partagent également une qualité rare qui est celle d’abhorrer le pouvoir. Thierno Souleymane Baal en a donné la preuve en repoussant la proposition que lui avaient faite ses compagnons d’occuper le poste de premier Imam du Fouta libéré.
Il en est de même de Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul qui avait tourné le dos à la vie d’ici bas et n’avait comme viatique que le Coran et la sounna du Prophète.
Il le proclame en ces termes dans son Khassaïde «Asiiru» : «Mon unique ambition est d’être promu au rang de parfait esclave de Dieu le Maître du Trône, l’Unique …
Mon ultime visée est d’être élevé à la dignité de captif de Dieu et au degré de serviteur du Prophète.»
Ceux de notre temps ont, eux, la boulimie du pouvoir. Le conquérir, le gagner et le conserver le plus longtemps possible, restent et demeurent leur seul objectif. Pour eux tous les moyens sont bons pour y arriver. Ils sont prêts à lever tout obstacle, fut-il un verrouillage constitutionnel, qui pourrait les en empêcher.
Le régime présidentiel qu’ils ont mis en place depuis 1963, doublé de la fonction de Chef de parti qui accompagne le mandat, appelle et entraine en permanence le tripatouillage de la constitution et les débats incessants sur les mandats présidentiels.
Alla KANE
Dakar le 02 Novembre 2017