CONTRIBUTION
Au risque de nous faire passer pour un conspirationniste primaire, nous postulons que l’émergence du terrorisme en Afrique subsaharienne n’est pas uniquement liée à la globalisation de la géopolitique mondiale. C’est vrai qu’à l’image des questions financières et économiques, les problèmes politiques et militaires n’ont plus de frontière. C’est vrai également que l’interconnexion des économies est telle que lorsqu’un problème, de quelque nature que ce soit, surgit en Asie, il peut avoir des ramifications complexes (dépassant largement le cadre strict de l’économie) dans toutes les zones géographiques du monde. Cependant la logique de la géopolitique globalisée n’explique pas tout. Comment se fait-il que des pays où la population musulmane est largement plus importante que celle des pays comme le Mali, le Nigéria, le Tchad et le Cameroun soient moins exposés au péril terroriste ? Le postulat duquel nous partons est qu’il y a, au-delà de la logique de la géopolitique globalisée, une stratégie d’exportation et de délocalisation de la guerre et du terrorisme. Les pays du nord, jadis cibles privilégiées des attaques islamistes, ont réussi à confiner les combattants islamistes dans des pays comme l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak et, depuis quelques années, en Afrique subsaharienne. Ces pays sont devenus des terres d’asile de tous les combattants musulmans : leurs territoires fonctionnement comme des centres de concentration ou de cristallisation de toute la haine née de la frustration des musulmans dans le monde. On allume le feu dans les pays musulmans ; on occupe ainsi les musulmans à s’entretuer chez eux et, en même temps, leurs pays sont devenus des champs d’expérimentation des stratégies de luttes antiterroristes des pays du Nord. On y expérimente des armes ainsi que des stratégies militaires : la violence dont l’industrie d’armement est si friande est, de ce fait, entretenue loin des frontières des pays du Nord. Le centre de gravité de toutes les stratégies et tactiques militaires aujourd’hui se trouve dans la zone qui couvre l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan et les pays qui leur sont frontaliers. Et ce n’est pas un hasard quand on sait qu’elle est un carrefour énergétique unique au monde.
La néo guerre froide que les pays occidentaux et la Russie mènent en Syrie obéit à cette double problématique : circonscrire le terrorisme dans les limites du foyer où il prend naissance, et avoir un laboratoire à ciel ouvert pour faire vivre l’économie de guerre. Sinon, comment expliquer que, malgré l’insécurité qui règne dans les territoires occupés par ce qu’on appelle pompeusement Etat islamique (EI), le pétrole soit exploité et commercialisé ? Comment est-il possible que la production de pétrole rapporte à l’EI 800 millions de dollars par an, soit plus de 2 millions de dollars par jour ? Qui achète ce pétrole ? Qui vend des armes à l’EI ? Comment des armes peuvent-elles circuler de façon si facile dans cette zone qui est l’une des plus surveillées au monde ? C’est un secret de polichinelle de dire qu’on ne vend pas le pétrole comme on vend du tissu ! Le marché pétrolier est extrêmement régulé et structuré : chaque goutte de pétrole qui entre dans le marché est dépisté et identifié. Car le pétrole n’est pas une énergie anonyme et anomique : en fonction de la nature du sol duquel il est extrait, de sa teneur en souffre ou autres éléments chimiques, chaque pétrole à une identité, voire un ADN. Or les pays du Nord disposent d’un arsenal scientifique et logistique suffisamment complexe pour dépister et, au besoin, bloquer le pétrole mis sur le marché par l’EI. S’ils ne sont pas les principaux clients de l’EI, ils connaissent parfaitement les réseaux sur lesquels cette organisation s’appuie pour écouler son pétrole. C’est très curieux d’ailleurs de constater que, sur les 11 000 attaques répertoriées depuis l’engagement de la coalition arabo-occidentale en Irak et en Syrie (entre Juin 2014, septembre 2015), seules 196 ont visé des infrastructures pétrolières, selon les chiffres publiés par le Financial Times. Ce n’est qu’après les inquisitions de la presse et les suspicions de la société civile que la coalition a engagé la tactique de bombardement des camions citernes et des infrastructures pétrolières appartenant à l’EI. On nous rétorquera que la coalition voulait préserver les infrastructures pétrolières en vue d’un éventuel retour à la normale.
Pourtant, durant la première guerre du golfe, on n’avait pas hésité à «laisser» l’armée de Saddam incendier les puits de pétrole au Koweït pour mieux justifier l’intervention des Etats-Unis en Irak. De toute façon, la coalition savait que l’EI exploite le pétrole par des installations préfabriquées et que leur destruction était moins coûteuse (en termes de planification d’une guerre aussi stratégique) que la destruction de son arsenal de guerre. Il faut par ailleurs s’étonner du fait que l’EI puisse avoir une administration «fiscale» capable de lever des impôts sans que le renseignement très performant des Etats-Unis, de la Russie et de la France ne puisse l’infiltrer et le miner de l’intérieur. Tout cela n’a pas de sens !
Il y a donc lieu de s’interroger sur la trame de fond de cette prétendue guerre contre le terrorisme dans laquelle nous, Africains, sommes engagés. Des centres d’étude sur le terrorisme sont financés, des énergies sont mobilisées et la géopolitique locale est faussée au moment où les populations voient leurs priorités reléguées au second plan. Ils ont détourné l’attention des djihadistes sur nous pour que leur énergie guerrière soit dispersée et affaiblie avant d’atteindre les frontières des pays du Nord. L’Afrique, empêtrée dans une guerre qui n’est pas la sienne, voit ainsi sa géopolitique chamboulée et ses plans de développement désorientés. En déstructurant la Libye, la France sournoise a offert un nouveau terrain de jeu et d’entrainement à tous les illuminés djihadistes, et c’est l’Afrique qui doit en payer le tribut en sang et en or. La coopération militaire franco-malienne aurait, si elle était fondée sur l’intérêt des deux pays, pu prévenir ce qui se passe présentement dans le nord du Mali.
Tout cela nos ramène à la problématique de l’unité politique de l’Afrique noire ou, à défaut d’une telle unité, à une synergie dans la stratégie du renseignement militaire et de l’intelligence économique. Nous n’avons pas de satellite, nous ne développons pas une structure médiatique performante encore moins une politique commune en matière de communication ; et nous volons avoir une place dans la mondialisation ; c’est absurde. Dans un monde où la compétition est implacable et la cruauté dans la recherche du profit sans limite, c’est se suicider que de laisser son système d’information entre les mains d’un tiers. On voit donc que la question du franc Cfa est loin d’être, pour nous, un problème isolé.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
SG du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal