Le 10 octobre 1967, le corps d’Ernesto Rafael Guevara, plus connu comme « Che Guevara » ou « le Che », mort la veille, est présenté à la presse comme un trésor de guerre.
C’est une de ces photos qui sont entrées dans l’histoire. Fixant à jamais un moment, un visage, reproduit à l’infini, pour transcender ce qu’elle montre et parvenir à un niveau iconique. Cette image a été prise le 9 octobre 1967. Ce jour-là, le corps du Che a été déposé à l’hôpital de Vallegrande, près du village où, la veille, il a été arrêté, déjà blessé. Les Boliviens se sont empressés de l’achever, car, vivant, le Che serait bien encombrant. On annonçait en effet l’arrivée imminente de membres de la CIA venus s’emparer de lui pour instrumentaliser ses différends avec Castro et Cuba.
Une fois la nouvelle de sa mort rendue officielle, le gouvernement bolivien affrète deux avions pour effectuer le trajet entre La Paz et Vallegrande. L’un des deux appareils est rempli de journalistes. Comme l’écrit Jean-Jacques Lefrère dans Che Guevara, album passionnant (éd Fayard, 2003) : « On l’exhibe comme s’il s’agissait des oreilles et de la queue gagnées lors d’une longue et périlleuse corrida. » Quelques jours auparavant, le président bolivien, Barrientos, qui peine à se maintenir au pouvoir, a posé devant les photos d’identité et les empreintes digitales du Che retrouvées dans les caches des guérilleros. Guevara est encore introuvable, mais le représenter, fixer son image, c’est déjà faire un premier pas vers sa capture qui doit consolider le régime vacillant de Barrientos dont il est devenu le bouc-émissaire opportun.
Le corps du Che a été apporté dans le lavoir de l’hôpital avec deux autres guérilleros qui restent allongés sur le sol. Les reporters se succèdent, dont Freddy Alborta, l’un des photographes majeurs du régime. Des militaires, qui n’ont pas participé à l’arrestation du Che, se pressent autour du cadavre, pour être pris en photo avec l’homme le plus recherché d’Amérique du Sud. Parmi eux, le général Adriazola, dont la présence n’a aucune justification, pointe du doigt l’une des blessures comme pour certifier de la mort. « J’avais envie de lui demander de se pousser, témoignera Alborta, le corps du Che, c’est quelque chose, non ? J’avais l’impression de rater beaucoup de bonnes photographies à cause de ces personnes qui tenaient à tout prix à mettre le corps en scène, comme s’il ne se suffisait pas à lui-même. »
Alborta pourtant y va aussi de sa mise en scène. C’est lui qui trouve une planche en bois pour surélever la tête : les yeux grands ouverts du Che semblent soudain fixer l’objectif et le spectateur. Même mort, il paraît vivant. Il est donc immortel. Le mythe s’imprime sur la pellicule.