CONTRIBUTION
Il avait le pouvoir, tout le pouvoir, et ne s’en privait pas. Avec son fameux décret, il nommait à tous les emplois civils et militaires. Il n’était même pas gêné de déclarer publiquement qu’il pouvait nommer son chauffeur ambassadeur. Il nous en a effectivement fait voir de toutes les couleurs avec ses nominations.
Il avait, en plus, ses fonds spéciaux sans limites, logés dans des banques sénégalaises et européennes, notamment françaises. Il en usait et en abusait. Il a dilapidé nos précieuses réserves foncières et a passé douze longues années à les distribuer à des gens déjà fort nantis. Aujourd’hui, par sa faute, il n’y a pratiquement plus d’espace pour construire quelque infrastructure que ce soit à Dakar. Il a régné sur l’administration qu’il a carrément détraquée. Il a surtout mis sens dessus dessous le système de calcul et d’octroi des salaires et diverses indemnités, créant ainsi des frustrations insupportables qui nous valent aujourd’hui les grèves récurrentes.
La Justice et l’Assemblée nationale n’étaient pas épargnées par le rouleau compresseur de sa gouvernance informelle et politicienne. Il était donc buur et bummi et contrôlait tout, vraiment tout. Pourtant, au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, il n’a pas dépassé 35 % des suffrages exprimés. Malgré les milliards qu’il a déversés sur tout le pays et principalement sur certaines cités dites religieuses entre les deux tours de scrutin, il a été confiné dans ses maigres 35 %.
Que peut-on donc raisonnablement attendre de cet homme, cinq ans après qu’il a quitté le pouvoir ? Que peut-il vraiment apporter à ceux qui font curieusement appel à lui ? Il a quand même 94 ans, et peut-être plus. En outre, son parti est sur une forte pente descendante, avec les nombreux départs qu’il a enregistrés, et non des moindres. S’y ajoutent quand même les scandales gravissimes qui ont jalonné sa longue gouvernance, et dont on ne peut pas faire aussi facilement table rase ! On ne peut malheureusement pas les passer tous en revue ici. Je n’y suis pas arrivé avec trois livres et des dizaines, voire des centaines de contributions. Pour en donner une toute petite idée, je cite le passage d’un échange que j’ai eu, à l’époque, avec un de ses zélés défenseurs. Le voici :
« (…)Tant pis pour tous les malheurs qui pourraient nous arriver ! L’essentiel étant, pour lui-même et les siens, de ne pas quitter le pouvoir et de laisser découvrir toutes les forfaitures qui ont jalonné leur gouvernance meurtrie ! On peut en citer une dizaine, une vingtaine, une trentaine, dont la moins grave est infiniment plus grave que l’affaire dite du ‘’Watergate’’, qui a coûté au président Richard Nixon sa démission forcée en 1974. Il en est ainsi de la rocambolesque rénovation de l’avion présidentiel (qui a été l’occasion d’un gros mensonge d’Etat), de l’assassinat de Me Sèye et de l’inique Loi ‘’Ezzan’’ qui blanchissait les assassins et le(s) commanditaire(s), de la gestion calamiteuse des fonds spéciaux de la présidence de la République, du détournement sans état d’âme des quinze millions de dollars de ‘’Fonds taïwanais’’ destinés à la réalisation de projets sociaux, mais qui ont atterri dans des comptes d’amis français peu recommandables. On n’oubliera pas ce fameux ‘’butin’’ qui n’a pas encore livré tous ses secrets et qui ne les livrera peut-être jamais. Ce tableau est plus noirci encore, sur le plan moral, par les reniements fréquents des engagements les plus solennels qu’il a pris tout au long de sa longue opposition et, principalement, pendant les mois qui ont précédé l’élection présidentielle de février 2000 (…) ».
Waaw, comment peut-on seulement envisager de faire appel à un tel homme, pour «être la tête de la liste unique de l’opposition aux prochaines législatives» ? Tout s’y oppose : la morale, le réalisme, le bon sens, le respect du vote des Sénégalaises et des Sénégalais. Il est vrai que tout est envisageable, tout est faisable dans ce Sénégal de 2017, avec à sa tête un président-politicien comme Macky Sall. L’homme marche pas à pas sur les traces sinueuses de son prédécesseur. Comme lui, il profite des présentations de condoléances pour déployer sans état d’âme ses activités politiciennes. On se rappelle l’accolade qu’il a faite publiquement à Aïda Ndiongue, qui a maille à partir avec la justice, pour un détournement présumé de deniers publics portant sur plusieurs dizaines de milliards de francs Cfa. Le président Hollande ne donnera jamais une accolade à Jérôme Cahuzac. Les deux hommes ont d’ailleurs peu de chance de se rencontrer.
Le 22 avril dernier, il fait la même accolade chaleureuse à Samuel Sarr, présenté comme un ami. Il a profité de l’opportunité pour tendre la main à ses «autres amis» du Pds, à qui il a même présenté des excuses. C’est vraiment le Sénégal à l’envers, le Sénégal de tous les possibles ! Comment peut-on envoyer en prison le maire de Dakar et ses collaborateurs pour 1,8 milliard de francs Cfa et tendre la main aux responsables du Pds dont plus d’une vingtaine constituent la liste de la Crei, suspectés de s’être enrichis illicitement ? Samuel Sarr figure en bonne place dans cette liste. Et même s’il n’y figurait pas, il a été lourdement et gravement épinglé par un rapport de l’Ige («Rapport public sur l’Etat de la gouvernance et de la Reddition des comptes», juillet 2013) que notre président-politicien s’est bien gardé de transmettre au Parquet.
J’ai l’habitude de revenir sur des questions abordées dans des contributions précédentes, si l’actualité l’exige. Il m’arrive de rappeler notre fâcheux penchant à oublier rapidement même les scandales les plus graves et les plus flagrants. Il faut le regretter sincèrement et, de temps en temps, les faire remonter en surface pour nous rafraîchir la mémoire et nous en indigner, si nous en sommes encore capables. Nos structures de contrôle mettent en évidence de graves fautes de gestion. Il en est ainsi de l’Inspection générale d’Etat (Ige) qui, dans ses rapports, met souvent l’accent sur ce qu’elle appelle des «cas illustratifs» ou «actes caractéristiques de mal gouvernance financière».
A titre d’exemple flagrant, arrêtons-nous sur le cas de la gestion de la Société africaine de raffinage (Sar), avec les «hauts faits d’armes» de l’ancien ministre de l’Energie Samuel Sarr. Pour rappel, la Sar importe du pétrole brut en vue de le raffiner pour assurer l’approvisionnement régulier du marché sénégalais en divers produits finis. Le Rapport de l’Ige de juillet 2013 précise que la société a importé en 2008 une cargaison de 122 222 tonnes de pétrole brut auprès du fournisseur Arcadia Petroleum Limited (Apl), qui l’a expédié à partir du Nigeria, à bord du «M/T Olinda». Nous n’oublions pas que cette cargaison contenait une énorme quantité d’eau mélangée au pétrole et a été, de surcroît, importée par la SAR «dans des conditions marquées par bien des irrégularités, manquements et autres dysfonctionnements». Ces irrégularités et autres manquements ont été décrits en détail dans le Rapport de l’Ige (pp. 116-120).
En particulier, l’importation de la fameuse cargaison «Olinda» n’avait fait l’objet d’aucun appel d’offres, ni de l’application des dispositions du Code des marchés publics alors en vigueur, ni de l’application de la procédure interne d’appel à la concurrence de la Sar. Au total, quatorze (14) cargaisons (9 en 2008 et 5 en 2009) seront importées exactement dans les mêmes conditions et auprès du même fournisseur, pour une valeur globale de 495 milliards 365 millions de francs Cfa.
Le plus surprenant encore, c’est que le même fournisseur Apl avait été choisi «sur simple instruction de l’ancien ministre de l’Energie adressée à l’ex-président du Conseil d’administration de la Sar par lettre confidentielle n° 00159/ME/CAB du 05 mai 2008». Ce qui est plus grave encore c’est que, dans sa fameuse lettre, notre ministre demandait que «la Sar ne fasse pas d’appel d’offres pour son approvisionnement en pétrole brut, invoquant un contrat de gouvernement à gouvernement ‘’G to G’’ supposé lier le Nigeria au Sénégal, dans le domaine de la fourniture de pétrole brut». Or, ce contrat «G to G» n’existait nulle part à la Sar et était inconnu de tous les responsables de la société comme du successeur de Samuel Sarr.
Le pétrole était donc importé en l’absence de tout document de commande, sur la base d’un contrat conclu entre les deux parties (le ministre et Apl), le 05 juin 2008, et qui fixe un prix comportant un différentiel de 6,15 dollars US par baril. Un «différentiel excessif, comparé aux différentiels négociés avec les ‘’traders’’ à la suite des appels d’offres pour des cargaisons similaires», de l’avis des dirigeants de la Sar. Pour mieux confondre notre ministre bourreau de deniers publics, le Rapport révèle ceci : «La Société Total, par la voie d’un de ses anciens administrateurs à la Sar, avait même offert de livrer à la raffinerie une cargaison de pétrole brut, moyennant un différentiel d’environ 3 dollars US par baril, ce qui n’avait pas été accepté. Le mémorandum qu’il a établi à ce sujet confirme bien que le différentiel se situait à cette période à 3,30 dollars US par baril».
Le brigandage organisé par l’ancien ministre de l’Energie aura donc fait perdre à la Sar, pour chaque baril de brut, la différence entre les 6,15 dollars payés à Apl et les 3,3 dollars US de l’offre de vente faite par Total. Cette perte «calculée en appliquant les mêmes paramètres que pour déterminer la valeur-facture de l’ensemble de la cargaison», équivaut à 2 milliards 174 millions 875 mille 183 francs Cfa.
Les contrôleurs de l’Ige ne se sont pas arrêtés en si bon chemin : ils ont aussi mis en évidence de nombreuses autres pertes importantes pour la Sar (pp. 119-120). En particulier, en achetant délibérément de l’eau au prix du pétrole brut, la Sar aura perdu un montant de 1 milliard 164 millions 306 mille 948 francs Cfa, auquel plus de cinq milliards sont venus s’ajouter, «du fait des retards dans la fabrication de ces produits raffinés et de l’évolution moins favorable de leurs prix de vente».
En agrégeant les différents manques à gagner, pertes et autres surcoûts, le Rapport de l’Ige estime le préjudice globalement subi par la Sar, pour la seule importation Olinda, «au moins à 9 milliards 796 millions 769 mille 77 francs Cfa». Il relève aussi «la forte présomption de collusion d’intérêts avec le fournisseur Apl au préjudice de la Sar, avec la complicité de l’ancien ministre de l’Energie et de l’ancien Directeur général de la (Société)». Et, pour ces forfaits cumulés, l’Ige a proposé «l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de l’ancien ministre de l’Energie et de l’ancien Directeur général de la Sar».
Voilà, pour résumer, les actes de brigandage financier de l’ancien ministre Samuel Sarr. Pour résumer vraiment, puisqu’il y en a foison dans le rapport de l’Ige que nos concitoyens auraient intérêt à lire. Ce rapport-là et bien d’autres qui épinglent gravement des gestionnaires de deniers publics ne sont pas transmis au Parquet. C’est celui mettant en cause la gestion du maire de Dakar – que je ne défends point – qui retient particulièrement l’attention du président-politicien.
Oui, le Sénégal est vraiment le pays de tous les possibles. On y fait appel, pour sauver les meubles, à un vieillard de 94 ans, dont nous traînons encore les méfaits de la longue gouvernance qui, dans toute grande démocratie, l’aurait conduit en prison. Le président de la République y fait publiquement l’accolade à un brigand financier, tend la main et demande pardon à ses amis qui, pour nombre d’entre eux, ont contribué au pillage systématique du pays pendant de longues années. Une très proche du président-politicien s’y émeut devant le 1,8 milliard que le maire de Dakar est accusé d’avoir détourné, et ferme hermétiquement les yeux et les oreilles sur les plus de neuf milliards pour lesquels l’Ige a demandé «l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de l’ancien ministre de l’Energie (Samuel Sarr) et de l’ancien Directeur général de la Sar». Dans ce Sénégal de tous les possibles, on fait le mort devant les centaines de milliards que les 23 ou 24 de la liste de la Crei pourraient avoir planqués dans des paradis fiscaux. La Crei est d’ailleurs pratiquement morte de sa belle mort.
Ce Sénégal-là, de toutes les déceptions et où tous les forfaits sont tolérés, est à mille lieues de celui pour lequel les Sénégalaises et les Sénégalais ont majoritairement voté le 19 mars 2000 et le 25 mars 2012. Sont-ils prêts à en tirer les leçons et à travailler à l’avènement, en 2019, d’une alternance qui ne se réduira pas à un simple changement d’hommes et de femmes, ou à un «on prend les mêmes et on recommence» ? Nous devrions en avoir vraiment assez de ces alternances «sœurs siamoises», et donc sans alternatives pour le développement de notre pauvre pays.
Par MODY NIANG