Depuis trois semaines, les témoignages de joueurs accusant d’agressions sexuelles leurs anciens coachs, lorsqu’ils étaient enfants ou ados, se multiplient. Le scandale, d’une ampleur inédite, fait trembler le milieu outre-Manche.
Et soudain, ils ne sont plus seuls. Ils ont d’abord été un, puis deux, puis trois, puis dix hommes prêts à témoigner à visage découvert d’années d’abus sexuels de la part de coachs de football alors qu’ils n’étaient que des gamins ou des adolescents. Ils sont aujourd’hui entre 450 et 900 victimes, selon les sources. Mais les recrues de cette armée d’âmes brisées continuent à affluer, jour après jour. Le scandale dépasse l’entendement et secoue le monde du football britannique. Dévoilé il y a à peine trois semaines, il reste pour le moment confiné aux frontières du Royaume-Uni, mais pour combien de temps ?
En écoutant ces hommes recroquevillés sur eux-mêmes, les traits noyés de larmes, la voix rauque de laisser enfin passer ces mots coupants au sujet d’attouchements, de viols, d’abus, la honte, la peur, on a du mal à imaginer que seules les pelouses britanniques aient pu être touchées par de tels drames. Parce que leurs histoires se répètent et sont celles de millions de gamins du monde entier fascinés par le ballon rond, épatés par des adultes du sérail qui leur font miroiter un avenir fantastique au bout de leurs crampons.
Le président de la Fédération anglaise de football (FA), Greg Clarke, parle de la «pire crise qu’il ait jamais traversée dans ce sport». Pour le moment, la FA a ordonné une enquête interne, menée par un avocat qu’elle rémunère, sur les mesures qu’elle aurait ou n’aurait pas prises durant ces années face à des rumeurs ou des soupçons. Pas sûr que cela suffise. D’autant que ces abus, initialement confinés, semblait-il, aux années 80, auraient parfois été commis jusqu’à nos jours.
Le 16 novembre, Andy Woodward, 43 ans, ancien joueur professionnel, à Bury et Sheffield United notamment, est le premier à parler. Il se confie d’abord à un journaliste du Guardian, lui raconte les abus qui auraient été perpétrés par Barry Bennell, ancien coach pour juniors à Crewe Alexandra FC, alors qu’il avait 8 ou 9 ans. Lorsque le scandale éclate, on parle d’un enfant abusé et d’un entraîneur criminel. Mais dans les jours qui suivent, d’autres joueurs, (Paul Stewart, David White) racontent leur enfance, leur vie brisée net. Ils détaillent le passage brutal du rêve, devenir footballeur pro, au cauchemar absolu.
Aujourd’hui, plus de 55 clubs de football amateurs et professionnels sont dans le radar d’une vingtaine de forces de police à travers le pays. Plusieurs de ces organisations, dont Crewe Alexandra, Manchester City ou Charlton Athletic, ont annoncé l’ouverture d’enquêtes internes. D’autres, comme Newcastle et Southampton, ont déclaré «coopérer pleinement avec les autorités». Les Queens Park Rangers, à Londres, prennent «très au sérieux les allégations à l’encontre d’un ancien employé, Chris Gieler». Le club de Chelsea (également à Londres) s’est «profondément excusé» pour avoir payé 50 000 livres (près de 59 300 euros) son ancien joueur Gary Johnson en échange de son silence sur des actes d’abus sexuels dont il accuse Eddie Heath, un recruteur de talents dans les années 70.
«Honte ressentie»
En Ecosse, la fédération s’est également confondue en excuses auprès de Peter Haynes, un ancien joueur de 50 ans qui dit avoir été victime d’abus par un arbitre et entraîneur, Hugh Stevenson, pendant près de quatre ans. Il affirme que les attouchements ont démarré la veille de son treizième anniversaire, en 1979. Hugh Stevenson «est venu à la maison avec son blazer de la Scottish Football Association, avec son badge. Il faisait très officiel, très rassurant j’imagine pour mon père et ma mère. Et il leur a poliment demandé s’il pouvait m’emmener voir le match», la finale de la Coupe d’Ecosse 1979 entre les Glasgow Rangers et Hibernian, a-t-il raconté à la BBC, la voix secouée par les sanglots. «J’ai gardé la vidéo du match, oui, parce que ce jour est celui où ma vie a changé.» Il dit avoir vécu «trois à quatre ans d’intenses abus entre les mains de Stevenson» :«Il m’a fait des choses dont j’ai du mal à parler en détail, mais il s’agit des actes sexuels les plus pervers auxquels vous pouvez penser, y compris des pénétrations répétées. J’ai été violé des dizaines et des dizaines de fois pendant une période de trois ans et demi.» Comme toutes les autres personnes qui affirment avoir été abusées, Peter Haynes a parlé de «la honte ressentie» : «Je savais que mes parents m’auraient soutenu, mais je ne voulais pas leur imposer ce poids.»
Hugh Stevenson est mort en 2004 sans avoir été jugé, mais d’autres agresseurs sont encore en vie. Barry Bennell, déjà condamné à trois reprises pour pédophilie, a été
retrouvé inconscient la semaine dernière dans un parc, quelques jours après les révélations d’Andy Woodward. Il a été hospitalisé et la police a refusé de confirmer s’il s’agissait d’une tentative de suicide. Quant à Bob Higgins, ancien coach des juniors de Southampton à la fin des années 80, il s’est évaporé dans la nature alors que les témoignages à son encontre se multiplient.
Le pire, c’est que ces révélations ne sont pas une surprise. Harry Redknapp, qui a été manager de Southampton entre 2004 et 2005, s’est souvenu sur la radio de la BBC que Bob Higgins était à l’époque, «probablement, le type le plus qualifié en charge du développement des jeunes (sic) dans le pays» : «Mais, déjà, il y avait des rumeurs qui circulaient. Je suis étonné qu’il ait pu rester dans le football aussi longtemps.» Il y avait des bruits mais à l’époque, un programme télévisé avait également été diffusé, avec le témoignage d’un jeune garçon qui accusait Higgins. La FA a même publié une lettre se désolidarisant de la Bob Higgins Academy, fondée par l’ancien coach après son limogeage par Southampton, en 1989. Sans jamais clairement expliquer pour quelle raison elle ne lui apportait pas son soutien (pour des soupçons de pédophilie, donc). En 1997, la police et les services sociaux avaient même envoyé une lettre aux écoles et associations de jeunes indiquant que Bob Higgins «présentait un danger pour les enfants». Mais, en l’absence de preuves concrètes, il n’a jamais été condamné et a continué à travailler dans le football jusqu’en 2012.
Le scandale, inévitablement, rappelle celui de Jimmy Savile, animateur vedette de la BBC et prédateur pédophile en série, selon les enquêteurs. A l’époque, la chaîne de télévision, mais aussi la police, ont été accusées d’avoir ignoré les soupçons, voire franchement couvert les déviances de Savile, mort en 2011 à 84 ans sans jamais avoir été condamné ni même confronté à ses victimes qui se compteraient par centaines.
Ironiquement, la BBC vient de révéler que la FA a écarté en 2003 un plan de révision profonde de son code de protection de l’enfance. Martin Glenn, directeur général de la fédération, a déclaré que la FA disposait de «règles très claires et que s’il y a la moindre preuve qu’elles ont été transgressées – et la dissimulation pourrait faire partie de ces transgressions – lorsqu’il s’agira pour nous d’appliquer les règles, nous le ferons, absolument, quelle que soit la taille du club». Avant d’ajouter : «Je ne peux pas dire s’il y a eu une vaste opération de dissimulation, mais j’en doute.»
«Raz-de-marée d’appels»
Lundi, les anciens joueurs Andy Woodward, Steve Walters et Chris Unsworth ont annoncé la création du Offside Trust, une fondation indépendante pour «donner une voix aux victimes» et pour «lutter pour que justice soit faite». Leur porte-parole, l’avocat Edward Smethurst, a évoqué un «raz-de-marée d’appels». Devant les caméras, les trois hommes ont expliqué vouloir redonner confiance à ces personnes. En larmes à certains moments, se réconfortant mutuellement, ils ont réaffirmé leur conviction que l’ampleur des abus est incalculable : «La gravité du problème est illustrée par le fait que plus de 860 personnes se sont manifestées ces derniers jours. Il est clair qu’il y a eu des abus répétés pendant de longues années, et ce Trust ne concerne pas seulement le football, mais tous les sports.»
Mardi, sur Twitter, Andy Woodward a expliqué avoir besoin de prendre quelques jours de recul, pour se «reposer». Avant d’effectuer une retraite médiatique, il a ajouté : «Un dernier message pour rappeler à tous que nous ne devons pas vivre dans le silence, hommes, femmes, enfants. Changeons l’avenir. Nous avons atteint notre objectif, retrouver la parole.»
Libération