CHRONIQUE POLITIQUE
On n’avait jamais connu ça, de mémoire de juge. Le vent de révolte qui souffle sur la magistrature sénégalaise est, en effet, sans commune mesure. Depuis que le Conseil des ministres a adopté le projet de loi organique portant réforme de la Cour suprême et visant à prolonger de six ans le mandat du Premier président Mamadou Badio Camara qui devrait faire valoir ses droits à la retraite en avril prochain et celui du procureur général Cheikh Tidiane Coulibaly à qui il reste un peu plus d’un an pour en faire de même, les magistrats sont entrés en rébellion. Partie de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums) qui avait demandé le retrait pur et simple dudit projet de loi organique proposé par M. Camara lui-même et endossé par le ministre de la Justice, Garde des Sceaux, cette révolte s’est propagée aux différentes juridictions du Sénégal. Première à se signaler, la Cour suprême dont le Comité de juridiction a apporté un cinglant désaveu au Premier président de la plus haute instance du pays. En effet, sur les trente membres qui composent la Cour suprême, seuls quatre ont manifesté leur soutien à ce qui est devenu le «projet de loi Badio Camara» alors que s’abstenait un haut magistrat membre de cette juridiction. Tous les vingt-cinq autres l’ont rejeté et demandé son retrait pur et simple.
Les hauts magistrats de la Cour suprême ayant donné le la, leurs collègues de Dakar leur ont emboîté le pas. Mais eux, c’est à l’unanimité qu’ils ont rejeté le projet de loi organique. Et comme pour répondre au ministre de la Justice qui avait manifesté sa volonté d’entamer des discussions sur le projet de loi contesté avec l’Ums, le ressort de Dakar a été catégorique : les juges et procureurs de la capitale exigent le retrait pur et simple du texte de loi «dans son intégralité». Pour eux, il n’y a rien à négocier, rien à amender, rien à conserver dans ce projet de loi. Les autres régions devraient bientôt suivre celle de Dakar et le Comité de juridiction de la Cour suprême dans cette rébellion qui sonne également comme une manifestation de l’indocilité de la plupart des magistrats vis-à-vis du pouvoir exécutif.
Ce qu’il y a de plus écœurant et révoltant dans ce projet de loi, c’est qu’il décide que tous les 517 magistrats que compte le Sénégal devront, conformément à la loi, partir à la retraite à 65 ans, sauf deux d’entre eux. Et ces deux-là n’ont qu’un seul mérite : celui d’être dans les bonnes grâces du chef de l’Etat qui peut leur faire confiance les yeux fermés. Certes, dès la levée des boucliers, les autorités ont envisagé d’étendre la mesure aux cinq Cours d’appel que compte le Sénégal. Mais cela n’a fait qu’accentuer le courroux des magistrats. Non seulement, ces derniers n’ignorent pas que c’est pour mieux noyer le poisson puisque le but visé restera le même, à savoir maintenir l’homme lige du pouvoir exécutif à la tête de la Cour suprême jusqu’à la fin du présent mandat présidentiel, mais cette mesure est également la preuve supplémentaire de la volonté des autorités de créer au sein de la grande famille de la magistrature une «caste d’obligés» de l’Exécutif. Il s’y ajoute qu’une telle mesure créera en l’approfondissant cette rupture d’égalité entre les magistrats que craignent tous ces juges et procureurs.
Le retrait d’un tel projet de loi honni serait tout bénéfice pour le maintien de l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire, fondé sur des relations de confiance mutuelle. Alors que sa conservation ne ferait que les détériorer au point d’installer un climat de défiance préjudiciable à la stabilité du pays.
En disant niet au projet de loi Badio Camara, les magistrats ne remettent pas en cause l’autorité ni de l’Etat ni de son chef. Ils s’insurgent plutôt contre les magouilles qui ont été à l’origine de ce texte taillé sur mesure pour le Premier président Mamadou Badio Camara et le procureur général près la Cour suprême, Cheikh Tidiane Coulibaly. Que le ministre de la Justice, Garde des Sceaux ait pu apporter son onction à un tel tripatouillage au point de le présenter en Conseil des ministres n’étonne personne dans le milieu de la justice. Encore moins, qu’il cherche à élargir la mesure aux Cours d’appel qui sont au nombre de cinq. Ce faisant, la mesure qui n’en serait que plus inique, ne devrait bénéficier en tout qu’à douze magistrats (les dix présidents et procureurs généraux des juridictions d’appel s’ajoutant aux deux de la Cour suprême). Face à un tel manque de respect et d’égard, il y a de quoi entrer en rébellion contre un projet de loi aussi néfaste pour la justice, aussi bien pour son équilibre que pour sa crédibilité.
Par Abdourahmane CAMARA*
* Directeur de publication de Walf Quotidien
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