A l’époque on logeait à environ 200 mètres de la Grande mosquée. Les hôtels et les boutiques ont bouffé tout l’espace. La Mecque change et s’agrandit, mais l’architecture n’est pas belle à voir.
Ne cherchez point de repère, elles se sont dissolues. Trente-trois ans plus tard, La Mecque est un autre monde. Différent de celui qu’on avait découvert en 1983 comme reporter à Takusaan, un quotidien qu’avait crée Abdoulaye Wade. Les murs ont bougé, les rues se sont élargies, des tours se sont installées. Les pèlerins affluent par millions et les Saoudiens ont appris à raser les collines de pierres pour créer de l’espace. Un vide rapidement avalé par le béton, le verre et l’acier.
La Mecque s’élargit et s’élève par la force du besoin immobilier. Faute de surface habitable, on exploite la moindre platitude du terrain pour aller à l’assaut du ciel. Les Caterpillars, les grues et les engins de terrassement font partie du décor urbain. Parkings, immeubles et autres aménagements ont remplacé les accidents de terrain. C’est côté ville. Côté Kaaba, un regard vers le ciel se heurte aussi à une vingtaine de grues dont les tours et les chemins de roulement immobiles attendent la fin du pèlerinage pour reprendre leur œuvre d’agrandissement de la Sainte mosquée. Le chantier est énorme. Il vise à porter 1,5 million à 2,2 millions la capacité d’un édifice dont l’exiguïté saute aux yeux.
Il y a trente-trois ans on se demandait comment on pouvait agrandir cette ville enserrée dans un relief hostile. Les maisons étaient vieilles, les ruelles tortueuses et les escaliers tombaient en vrille dans des habitats exigus. Ces maisons, on en voit encore, survivants d’un monde d’avant Internet et d’avant tant de choses. Pour téléphoner on passait deux heures à attendre devant une cabine. Aujourd’hui, on envoie des «selfies» à travers le monde, avec la Kaaba en arrière-fond. Et on se demande combien de temps vont encore demeurer les collines de roc, devant l’œuvre d’anéantissement qui progresse. La Mecque de demain, dans son plan de développement, c’est un projet de 20 milliards de dollars.
Tout n’a cependant pas disparu. Du passé, il reste des constantes. Elles sont dans l’immensité de la foule de pèlerins. On s’en ébahissait en 1983, on n’en revient toujours pas. A l’époque, on en comptait un peu plus d’un million, le chiffre est monté à 3 millions entre 2008 et 2012, avant de revenir à 2 millions pour des raisons de sécurité. Le nombre a donc évolué, mais la même ferveur guide les cœurs, efface les identités pour ne faire de tous qu’un seul homme tourné vers Dieu et son Prophète, cherchant la tolérance et l’amabilité vis-à-vis de son prochain, cultivant l’entraide et la solidarité.
Un flot irréel
C’est après la prière du soir, quand le haram se vide de ses millions de pèlerins déversés dans les rues environnantes, que l’image devient saisissante. Sur des centaines de mètres, la foule est compacte. Elle s’étire et semble sans fin. Noyé dans un magma humain, tourné vers la Grande mosquée d’où on vient, on voit celle-ci continuer encore à se vider dans un flot irréel. Une foule apaisée, que l’on sait dangereuse au moindre mouvement de panique ou de désordre, mais qui gère ses humeurs et ses impatiences pour s’écouler et se disperser dans la nuit. La Mecque ne dort cependant pas. Enorme foyer ardent pour la quête de Dieu, au rythme des invocations et des prières, elle offre une fraicheur nocturne propice à la dévotion.
Il y a trente-trois ans on logeait à quelque 200 mètres du haram. Des hôtels et des magasins ont tout envahi. Leurs tours se perdent dans le ciel et la lumière de leurs enseignes contribue à l’éclat de la nuit, au milieu des néons qui scintillent. Autour du haram, l’esplanade de prière a perdu de son immensité. Ce qui fut un espace vide grand comme une vingtaine de terrains de foot est constellée de toilettes et autres installations. On se rappelle l’avoir vu vide de tout bâtiment. C’était une fin d’après-midi de septembre 1983, sous un soleil couchant dont les dernières lueurs coloraient le marbre de la Mosquée et renvoyaient des fulgurances aux yeux. Trente-trois ans plus tard, le soleil couchant peine à trouver son chemin entre les énormes immeubles qui se dressent sur son chemin. La Grande mosquée qui se dégageait comme solitaire dans son écrin, superbe à voir de tous les côtés, est aujourd’hui enserrée dans une sorte de gangue de béton.
On a construit partout. On a bâti n’importe comment. L’architecture de la ville n’est pas belle à voir. D’énormes tours sans forme se bousculent aux quatre coins de La Mecque. Aucun style dans la construction, aucune uniformité dans l’architecture. Juste des blocs de béton difformes, pour des chambres d’hôtel par centaines de milliers. On n’a pas cherché la beauté, on a cherché le fonctionnel. Les bâtiments arrachés aux montagnes continuent de pousser sans égard pour l’environnement. Les écrasant de son immensité, le complexe hôtelier Abraj Al Bait Towers surplombe également le haram à deux pas duquel il a poussé. Construit en 2010, il s’agit d’un ensemble de tours dont la plus haute culmine à 601 mètres : la Makkah Clock Royal Tower. Elle fait six fois le Big Ben de Londres. Sur sa montre immense on peut lire l’heure à 30 km quand elle est illuminée la nuit. De jour elle est visible à 11 km. Au moment de l’appel du muezzin, son sommet dessine un minaret qui s’illumine en vert. En plus de l’heure, elle scintille du nom d’Allah.
S’il était naguère facile de se perdre dans l’immensité de la mosquée, pour sortir par une porte et se retrouver à des lieues de sa destination, cette montre est devenue un repère utile pour les pèlerins qui en font une boussole géographique. Il s’agit juste de savoir où était la montre quand on est arrivé et veiller à repartir par la même issue. Mais la véritable boussole, ici, reste la foi que tous aspirent à fortifier. Ce samedi commencent les véritables épreuves du Hajj, avec le départ pour Mouna et Arafat.
Tidiane KASSE