Conflit avec le Sénégal, cinquième mandat, répression des opposants, pauvreté… Sur tous les sujets, le président s’exprime sans complexes et balaie les critiques d’un revers de la main.
Trois heures du matin à Farafenni, une petite ville située à trois heures de route de Banjul. Yahya Jammeh termine un Conseil des ministres convoqué quelques heures plus tôt – à minuit – pour faire le point sur les négociations en cours avec le Sénégal. Les ministres réveillent leurs chauffeurs, s’engouffrent dans des 4×4 noirs rutilants et disparaissent dans la nuit.
Dans la cour, des militaires se sont assoupis sur des matelas posés à même le sol. Vêtu de son éternel boubou blanc, Jammeh regarde les informations sur Al-Jazira. L’heure tardive ne le dérange pas. Il dit ne pas avoir besoin de dormir plus d’une heure par nuit – une habitude héritée de ses années dans l’armée. Il est donc prêt pour l’interview.
Jeune Afrique : Il aura fallu trois mois de blocus et de palabres entre la Gambie et le Sénégal, l’intervention d’un chef d’État tiers – Alpha Condé – et des pertes économiques importantes de part et d’autre pour que la frontière commune soit rouverte. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Yahya Jammeh : Ce sont les agents sénégalais qui travaillent à la frontière qui ont imposé un système de tarification illégal aux transporteurs gambiens, et je m’en plains depuis des années. La situation était devenue intenable, et, comme rien n’a été fait, ni sous Abdoulaye Wade ni sous Macky Sall, j’ai décidé d’imposer les mêmes taxes aux Sénégalais. C’est de là que tout est parti.
Comment qualifieriez-vous vos relations avec votre homologue sénégalais ?
Elles sont bien pires que du temps d’Abdoulaye Wade ! Comme Macky Sall, il était animé de mauvaises intentions, mais il était plus discret. Il n’a jamais laissé les dissidents gambiens s’exprimer librement, proférer leurs menaces dans les médias publics sénégalais. Macky Sall, lui, le fait sans vergogne. Son gouvernement protège tous ceux qui complotent contre mon pays, tous ceux qui commettent des délits en Gambie et qui fuient en prétendant que leurs droits sont bafoués. Je lui ai fait parvenir un message et j’ai été très clair : si ces personnes qu’il protège attaquent la Gambie, alors j’attaquerai le Sénégal. J’y suis prêt.
Vous êtes déjà au pouvoir depuis vingt-deux ans et vous vous représentez à la présidentielle de décembre…
Je serai président aussi longtemps que Dieu et mon peuple le voudront. Je travaillerai, tant que je le pourrai, au développement de ce pays.
La volonté du peuple et celle de Dieu sont donc vos seules limites ?
Non. Il y a une limite d’âge dans la Constitution gambienne, qui m’empêchera un jour de me représenter. C’est 65 ou 70 ans, je ne sais plus… Quand j’aurai cet âge-là, je dirai bye-bye. Je respecterai la Constitution. En revanche, nous n’avons pas de limitation du nombre de mandats.
Pourquoi ?
Parce que si les gens veulent limiter le nombre de vos mandats, ils n’ont qu’à cesser de voter pour vous, c’est aussi simple que cela. Et puis soyons sérieux : en Afrique, lorsque vous démarrez un projet, il vous faut au moins un an pour trouver les financements, six mois pour réaliser les études de faisabilité, etc. Il est à peine lancé que votre mandat est terminé.
Voilà pourquoi tant de projets n’aboutissent jamais. Prôner la limitation des mandats en Afrique, c’est prôner l’instabilité. Cela n’arrivera pas en Gambie, même si les Occidentaux en font leur cheval de bataille, eux qui se sont développés en nous pillant pendant des centaines d’années. Qui sont-ils pour nous demander ça ?
Sur le continent, plusieurs pays ont déjà adopté cette conception d’un pouvoir limité dans le temps. D’autres ont même annoncé, à l’instar du Béninois Patrice Talon, qu’ils ne feraient qu’un seul mandat…
[Rires] Il est nouveau…
Depuis plusieurs mois, l’opposition demande des réformes électorales et manifeste pacifiquement à Banjul – des manifestations qui sont violemment réprimées. Cherchez-vous à museler l’opposition à l’approche de la présidentielle ?
Il ne se passe rien avec l’opposition. Ces pseudo-opposants ne sont en réalité que des tribalistes. Ils ne veulent pas de réformes, ils disent simplement : « Ce président doit partir. » Ils ont vu ce qu’il s’est passé en Tunisie et ils veulent faire la même chose. Mais ils n’y arriveront pas. Je ne le tolérerai pas.
Solo Sandeng, un responsable du Parti démocratique uni (UDP), est mort mi-avril après avoir été placé en détention. Amnesty International et le secrétaire général de l’ONU réclament l’ouverture d’une enquête. Allez-vous y consentir ?
Non. Ban Ki-moon et Amnesty International peuvent aller en enfer ! [Il insiste pour que nous l’écrivions.] Qui sont-ils pour exiger cela ? Pourquoi ne demandent-ils pas aux États-Unis d’ouvrir des enquêtes sur tous ces Noirs qui sont tués par la police ? Il y a là deux poids, deux mesures, et je ne l’accepte pas.
Mais un homme est mort…
Où est le problème ? Des gens qui meurent en détention ou durant des interrogatoires, c’est très commun. Là, une seule personne est morte et ils veulent une enquête ? Personne ne me dira que faire dans mon pays. Quant à Ban Ki-moon, il me connaît bien. Il peut m’appeler s’il veut parler. Mais il fait preuve d’ingratitude, il oublie qu’il a été élu à son poste grâce au soutien de la Gambie.
Et pour ce qui est des autres opposants arrêtés et toujours incarcérés ?
Un procès est en cours, et il est ouvert au public.
Comment réagissez-vous lorsqu’on vous qualifie de dictateur ?
J’en suis fier.
Fier de quoi au juste ?
Du fait que personne ne meure de faim en Gambie et que tout le monde puisse bénéficier gratuitement d’une éducation. Lorsque j’ai pris le pouvoir, ce pays était l’un des plus pauvres du monde, il ne l’est plus. Il y a une opposition, un Parlement, un système de santé fiable… Appelez-moi dictateur si vous le voulez, mais je ne suis qu’un dictateur du développement. Je n’y peux rien si les Occidentaux sont habitués à ce que les chefs d’État africains ne soient que des béni-oui-oui, sans plus d’indépendance que Mickey Mouse. Moi, je ne suis pas un suiveur. Je dirige.
Mais la Gambie est toujours l’un des pays les plus pauvres de la planète, classé 175e sur 188 en 2015 selon l’indice de développement humain du Pnud…
J’ai un problème avec les institutions de Bretton Woods. Ma croissance, ma prospérité économique, c’est moi qui les définis. Je regarde combien de personnes ne pouvaient s’offrir un déjeuner ou une bicyclette hier et combien le peuvent aujourd’hui. Cela me suffit. À quoi sert-il d’avoir un taux de croissance à deux chiffres quand la moitié des écoles sont vides parce que les enfants sont obligés de travailler ? À quoi cela sert-il d’avoir des millions en banque lorsque des millions de gens peinent à se nourrir ? Vous pouvez me qualifier de socialiste, mais moi, j’appelle ça être humain.
À propos d’humanité, vous êtes connu pour vos déclarations très virulentes contre les homosexuels…
Mais l’homosexualité n’est pas humaine, elle va contre la loi de Dieu ! Il a créé Adam et Ève. Pas Adam et Adam ou Ève et Ève ! Ban Ki-moon veut nous faire la leçon. Eh bien qu’il vienne ici, et on verra ce que je lui répondrai ! En plus, il est raciste. Il a écarté tous les Africains des postes à responsabilité à l’ONU.
Comprenez-vous que ce genre de déclarations nuise à votre image et à celle de la Gambie ?
Je n’ai pas d’amis en Occident et je n’en veux pas. Les Occidentaux me détestent parce que je ne me ridiculise pas à dire que je suis ce que je ne suis pas, mais je m’en fiche.
Est-ce pour cela que vous ne portez jamais de costume ni de cravate ?
Avez-vous déjà vu un homme politique porter un boubou en France ? J’ajoute que quand ils viennent chez nous, on leur fait des cadeaux. Ils nous remercient, ils sourient, mais on ne les voit jamais les porter sur des photos. Je suis sûr qu’ils les jettent à peine montés dans l’avion.
Avez-vous des amis sur le continent ?
J’aime parler avec Robert Mugabe [président du Zimbabwe]. Nous n’étions pas proches au début, mais maintenant nous le sommes. C’est la même chose avec Alpha Condé [chef de l’État guinéen]. J’ai été ami aussi avec Mathieu Kérékou et avec Omar Bongo Ondimba [ex-présidents, aujourd’hui décédés, du Bénin et du Gabon]. Des amis, en fait, j’en ai eu et j’en ai plein.
On vous voit pourtant assez peu dans les sommets régionaux…
C’est parce que je ne suis jamais invité. J’y dirais la vérité et ils ne veulent pas l’entendre. Et puis on ne peut pas travailler avec des gens qui prennent leurs ordres en Occident. Regardez ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. Il y a eu une rébellion contre Laurent Gbagbo.
La Cedeao voulait envoyer sa propre force mais les Français ont fait leur Marcoussis [accords visant à mettre fin à la guerre civile ivoirienne, en 2003], et, pour la première fois dans l’histoire de l’Afrique, des rebelles ont rejoint la table des négociations au même titre qu’un gouvernement élu, et ont eu le poste de Premier ministre. On connaît la fin de l’histoire… Les Français ont mis leurs marionnettes au pouvoir et ont décidé d’envoyer l’autre partie à la CPI.
Que pensez-vous du travail accompli par Fatou Bensouda, votre ex-ministre de la Justice devenue procureur à La Haye ?
Son job est difficile et, contrairement à ce que j’entends, la CPI ne vise pas spécialement l’Afrique. Ce n’est pas Bensouda qui voulait Gbagbo, c’est Ouattara qui le lui a envoyé en disant qu’il ne pouvait pas le juger sur place. Les leaders africains râlent aujourd’hui. Mais pourquoi ont-ils signé [le traité ratifiant la CPI] en sachant qu’ils pouvaient en être victimes ?
Ils sont fans des institutions internationales et ils signent des conventions, mais sans se demander pourquoi elles ont été rédigées. Regardez les États-Unis : ils ne sont pas signataires, eux ! Que ceux qui veulent quitter la CPI s’en aillent, mais, si les pays africains étaient moins faibles et plus unis, nous pourrions peser au sein de la Cour.
Haby Niakate (Jeune Afrique)