CHRONIQUE DE Pape NDIAYE
Dans son mémoire de fin d’études intitulé : «Longues détentions : De la recherche de la justice à l’injustice», le journaliste Makhaly Ndiack Ndoye fait le diagnostic des longues détentions avant jugement, au Sénégal : «Le problème est sérieux en ce sens qu’il est imputable au législateur qui a oublié de fixer la durée des détentions en ce qui concerne la matière criminelle. Notre Assemblée nationale qui devrait être le défenseur des intérêts des populations est devenue, depuis toujours, la troisième main du chef de l’Etat en exercice. Cette main obéissante ne fait que ce que veut son maître et les questions urgentes pour la Nation ne l’intéressent pas. Des lois impopulaires sont toujours votées au détriment des urgences». Le président de l’Association nationale des chroniqueurs judiciaires (Ancj) poursuit son commentaire : «Notre droit positif ne dit-il pas que tout préjudice mérite réparation ? On cause à une personne un préjudice irréparable en lui faisant perdre tout ce qu’elle avait. Son emploi, sa famille, tout lui file entre les mains à cause de lenteurs judiciaires. Et on lui fait humer ensuite l’air pur de la liberté». Comment justifier qu’un juge d’instruction ait besoin de 10 ans pour boucler ses investigations concernant une affaire de crime ? Ou encore que le manque de moyens soit évoqué pour expliquer les lenteurs judiciaires au point de priver un innocent de liberté pendant une dizaine d’années ? C’est inadmissible !».
Maintenir un innocent en prison dans des délais déraisonnables avant de le faire juger, le libérer et, qui plus est, sans indemnisation : c’est ce qui se passe au Sénégal où près de 50% des détenus en sont victimes. Un rapport de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd) fixe le taux à 47%, rien qu’à Dakar. Cette «grave atteinte aux libertés fondamentales» n’est-elle pas la preuve qu’aucune leçon n’a été tirée des cas Alassane Sy alias Alex et de ses compagnons qui ont bouclé 12 ans de détention avant jugement ? Ou encore du cas de Ndiouma Ngom alias Sérère, du nom de cet homme qui a passé 22 ans en prison, jugé puis acquitté par la Cour d’assises (devenue Chambre criminelle) sans indemnisation. Le cas du rappeur Gora Diouf alias «Requin» qui se plaît de dire qu’il a «perdu 5 ans de son existence à Rebeuss, avant d’être lavé de tout soupçon» n’est que la face visible de l’iceberg. La situation est beaucoup plus préoccupante. Il partage ce triste sort avec plusieurs victimes.
12 ans sans procès
Bacary Cissé alias «Paul» et Saliou Thioune sont en prison (à Rebeuss) depuis 2005, sans procès. Le même sort frappe Mangoné Kassé et Amdy Moustapha Barry, emprisonnés depuis 2006, sans jugement. Le plus étonnant dans tout cela, c’est que les victimes de la lenteur de Dame justice sont acquittées à l’issue de leur procès sans aucune forme indemnisation. Malgré l’existence de la loi organique n°2008-35 du 7 août 2008 portant création de la Cour suprême qui le prévoit. Mais elle est, aujourd’hui, tombée en désuétude, faute d’application. A la prison de Rebeuss, les longues détentions touchent aussi 25 personnes qui ne jouissent plus de leurs facultés mentales. Le juge n’attend qu’un document médical qui atteste l’état de démence de ces «fous», pour ensuite ordonner leur internement dans des établissements psychiatriques, comme ce fut le cas pour Massamba Fall en 2009, celui-là avait caillassé des véhicules de l’Anoci. Ou encore Moussa Kandji, ex-pensionnaire de la Maison d’arrêt et de correction de Thiès. Tous ces prisonniers dont les noms suivent, détenus à Rebeuss, ne jouissent plus de leur pleines facultés : Moustapha Sow alias Malaw (29 ans, en prison depuis 2005), Thialaw Gning (chambre 14), Abdoulaye Diakhaté, Abdoulaye Ndiaye, Mor Fall, Abdoulaye commando, Pape Thiam, Ibrahima Diallo alias «Khoulio», Ibrahima Cissé alias «Commando», Diaby, entre autres.
Voilà des faits qui démentent ceux qui avancent que les longues détentions n’existent plus au Sénégal. Ils ont tort sur toute la ligne ! Une investigation à la Maison d’arrêt de Rebeuss révèle que les choses s’empirent. Une vingtaine de détenus attendent leur jugement, depuis plus de dix ans. Certains d’entre eux viennent de boucler leur onzième voire douxième année de détention. Rien ne s’oppose à la tenue de leur procès car toutes les investigations judiciaires sont bouclées. Suprême injustice : lors de la présente session de la Chambre criminelle de Dakar qui prend fin cette semaine, des accusés emprisonnés en 2010 et 2011 sont jugés, laissant en rade ceux qui ont été mis sous mandat de dépôt depuis 2004, 2005 voire 2006. Un seul cas de longue détention a été programmé durant cette session : l’affaire Amadou alias «Toukou», du nom de ce jeune poursuivi pour et mis sous mandat de dépôt depuis 2004. Pire, il a été jugé sans avocats alors que l’assistance judiciaire est obligatoire en matière criminelle…
Les analystes de la chose judiciaire sont unanimes à considérer que la solution qui vaille d’être envisagée réside dans la limitation de la durée de la détention préventive (ou provisoire) en matière criminelle, comme pour les délits dont la durée ne peut excéder six mois, (article 127 bis du Code de procédure pénale), exception faite au détournement de deniers publics et au terrorisme. En France, la détention en matière criminelle est fixée à quatre ans. Le Sénégal qui a imité plusieurs réformes de son ancien colonisateur, dans le secteur de la justice, ne devrait-il pas suivre cet exemple ?
A lire chaque mercredi…
Par Pape NDIAYE
Chef du desk Actualité, Walf Quotidien
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