Les corps habillés brandissent l’arme du vote-sanction face au traitement inégalitaire entretenu par l’Etat. Cette accumulation de frustrations sonne la fin de la coexistence pacifique entre hommes en uniforme et encourage la désertion. Enquête sur les causes des récriminations discrètes des corps militaires et paramilitaires.
Le devoir de réserve les confine au silence. Ils n’ont ni le droit d’aller en grève, ni celui d’élever la voix pour porter des revendications. Ils sont nombreux les hommes et femmes militaire qui endurent, en silence, des injustices, déceptions et frustrations. Ils sont démoralisés. Les neuf corps militaires (Gendarmerie, Armée, Sapeurs-pompiers) et paramilitaires (Police, Douane…) ont une doléance commune qui, du reste, est la principale cause de leur mécontentement : «l’emprisonnement en cascade des militaires pour des faits liés à l’exercice de leurs fonctions». Les archives judiciaires font état d’une cinquantaine d’hommes en uniforme emprisonnés. C’est ainsi qu’il faut compter 15 gendarmes, 11 policiers, 7 douaniers, 18 matons, 5 agents du Service d’hygiène et d’autres membres des autres corps qui ont maille à partir avec la Justice. «Les gendarmes, policiers, douaniers, agents pénitentiaires et agents des Eaux et Forêts ne sont pas des meurtriers», tonne un gradé approché sous le couvert de l’anonymat.
Il suffit d’évoquer le cas du soldat Abdou Gningue pour comprendre la grogne des militaires. Ce dernier a été traduit devant le Tribunal militaire pour avoir osé tirer un coup de feu mortel sur un rebelle en Casamance. Choquées et sidérées par un tel traitement, les Armées craignent pour l’autorité de leurs corps respectifs «rendus vulnérables aux yeux des populations». Conscients de la situation, les juges ont leur manière de traiter ces dossiers : on emprisonne pour calmer les familles puis on libère en catimini.
Sélectivité des poursuites
Toujours dans ce chapitre, un autre fait indispose chez les Armées : la sélectivité des poursuites faisant que seuls les exécutants des ordres sont poursuivis, les chefs bénéficient toujours d’une protection. C’est le cas notamment dans les affaires Bassirou Faye et Mamadou Diop. Une attitude fort déplorée par Amnesty international Sénégal. «Il n’est pas question que les chefs qui donnent des ordres passent dans les mailles des filets. Nous allons les dénoncer aux Nations unies car ils n’ont pas leur place dans les missions onusiennes», avertit son directeur exécutif, Seydi Gassama.
Les gardes pénitentiaires en mission-suicide
Parmi ces préoccupations communes à tous les corps militaires et paramilitaires, il existe des colères spécifiques à chacun d’entre eux. Chez les agents de l’Administration pénitentiaire, leur principale source de mécontentement réside dans le fait qu’un surveillant de prison qui capitalise 8 à 10 ans d’ancienneté bénéficie d’une indemnité de logement de 50 000 Frs Cfa, là où le policier-stagiaire en a 75 000. «Et il faut être titulaire pour pouvoir en prétendre, contrairement aux policiers», précise un membre du corps.
Les investigations de Walf Quotidien ont permis de révéler que l’indemnité de départ des agents de l’Administration pénitentiaire s’élève ainsi à 50 000 Frs Cfa. Et elle varie d’un gradé à un autre et peut aller jusqu’à 100 000 pour les adjudants, 150 mille pour les lieutenants et 200 000 pour les inspecteurs. Ce qui prouve que, chez les matons, seuls les moins gradés (surveillants et contrôleurs de prison) subissent ce qu’ils appellent un «traitement misérable».
Le même écart est noté côté traitement salarial. En effet, les élèves-policiers gagnent 160 mille francs Cfa, tandis que leurs collègues élèves-gardes pénitentiaires n’ont que 110 mille francs. Et il en est de même pour la charge de police qui est de 25 mille pour les matons et 90 mille pour les flics. Ainsi, la différence de salaire entre policier et maton peut aller jusqu’à 130 mille francs.
Effets collatéraux de la féminisation des armées
Devant cette précarité qui les transforme en «chasseurs d’avantages et de privilèges», ils quittent de plus en plus leur corps pour se reconvertir policiers, gendarmes, pompiers… La féminisation de l’Administration pénitentiaire expose ses femmes militaires à la «cohabitation risquée» avec les détenus. Ce qui les confine à des tâches pas du tout faciles et jusque-là dévolues aux hommes. Et cette «cohabitation dangereuse» n’est pas sanctionnée par une «indemnité de risques» ou «indemnité d’insalubrité». S’y ajoutent les agressions subies dans les rues de la part d’anciens prisonniers…
Suprême injustice : même avec la tenue, ces agents sont contraints de payer le ticket du bus. Ils sont humiliés et chahutés dans les moyens de transports en commun. Ils sont interpellés publiquement par les receveurs pour passer à la caisse. Ce qu’ils perçoivent comme une «humiliation devant les civils». Curieusement, un tel traitement n’est pas infligé aux policiers, gendarmes et autres militaires. Certains chauffeurs n’hésitent pas à les amener à la police. Mais, ils pourront trouver salut dans le fait que leurs camarades de promotion y officient.
Les gardes pénitentiaires sont aussi courroucés par le manque d’effectifs dans les établissements pénitentiaires du pays car seuls 1 600 agents surveillent l’effectif carcéral des 37 prisons du Sénégal qui s’élève à 8 630 détenus, selon le dernier recensement de la Direction de l’Administration pénitentiaire (Dap).
Tutelle de la gendarmerie
La colère des matons est aussi alimentée par la nomination d’un gendarme à leur tête. En effet, la désignation du colonel Daouda Diop qui remplace le magistrat Cheikh Tidiane Diallo est perçue comme une «insulte» faite à un corps qui dispose de cadres issus de la hiérarchie A, avec le grade d’inspecteur. C’est tout le sens de la récente grogne des inspecteurs de l’Administration pénitentiaire. Les matons veulent s’administrer librement. Seulement, selon des confidences recueillies auprès d’anciens de ce corps, «le manque de consensus en leur sein a poussé le chef de l’Etat à faire appel à un gendarme».
Grogne des sous-officiers
La Gendarmerie nationale est minée par des déceptions à n’en plus finir. Aujourd’hui, le tableau d’avancement des sous-officiers de cette année, suivant l’avancement tributaire de la circulaire n°0131/NSA/BAMM/ADM du 28 décembre 2015, est source de contestations. La cause est que certains éléments de la sixième promotion qui prétendent au Diplôme de qualification à l’emploi de gradé (Dqeg), donc des anciens en matricule, ont été curieusement promus en janvier dernier, au détriment de ceux de la cinquième promo. Dans les conditions normales, c’est la cinquième promo qui devait passer d’abord et la sixième en 2017. «Dans l’Armée, la hiérarchie doit être respectée. On ne peut faire passer les gradés de la sixième promotion, alors qu’ils n’ont même pas fait un an d’application de galon, tandis que ceux de la cinquième traînent toujours», témoigne une voix autorisée au sein de ce corps militaire.
Aujourd’hui, le dernier de la 5ème promo est passé Mdl-chef à l’issue de l’examen final. Et la même injustice est notée chez les autres promotions. Aucune explication n’a été fournie à Walf Quotidien par la Division de la communication (Div’Com’) de ce corps militaire saisie à cet effet. Mais des voix autorisées au sein de la Gendarmerie justifient cette pratique par une «réforme du système de Queg» et «le privilège de l’ancienneté».
Les autres attentes des gendarmes se déclinent en termes de dotation de tenues, de fin de la sélectivité dans les missions à l’étranger et de mise à disposition de moyens logistiques. Il s’y ajoute le projet de rattachement de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur qui ne fait pas recette chez les pandores.
La désertion est l’une des manifestations visibles de la colère des hommes de tenue. En 2011, en pleine opération dans le nord Sindia, le Colonel Abass Fall, chef du bataillon des Commandos, a démissionné pour aller monnayer ses talents en Somalie. Bien avant lui, le Colonel Samba Tall a quitté l’Armée pour rejoindre les Nations unies. Il en est de même pour le lieutenant-colonel Adama Diop de l’Etat-major de l’Armée de terre qui a déserté l’Armée nationale en 2013.
Cinq officiers de l’Armée de l’air ont rompu les rangs. Parmi lesquels le Colonel Boly Diène, le commandant Alphouseyni Ly, le capitaine Bachir Touré, un pilote d’hélicoptère et autres. C’est dans ce registre qu’il faut inscrire la désertion du Colonel Djibril Camara. Ce dernier qui commandait l’Ecole de l’armée de l’Air de Thiès a déposé sa démission en avril 2014.
Pape NDIAYE