Fatou Kandé Senghor propose Wala Bok, un livre de témoignages pour (re)découvrir de l’intérieur, à travers ses acteurs, le mouvement hip hop au Sénégal. Revue de détail avec Rfi Musique.
Daara J, Positive Black Soul, Matador… le rap sénégalais a ses figures emblématiques, dont les noms sont connus au-delà des frontières. Mais qui, au pays comme à l’étranger, a une idée de l’immense bouillonnement qui traverse la jeunesse sénégalaise? C’est pour ouvrir grand la fenêtre sur ce paysage extrêmement varié que Fatou Kandé Senghor a écrit «Wala Bok : une histoire orale du hip hop au Sénégal». En 300 pages, tout y est ou presque, depuis l’émergence dans les années 80 aux derniers épisodes de la présidentielle de 2012…
Fatou Kandé Senghor est elle-même artiste, photographe, cinéaste… Née en 1971 à Dakar, elle a grandi entre le Nigeria, le Ghana, le Bénin «et toutes les autres capitales africaines, européennes et américaines où j’ai posé une valise». Revenue au Sénégal, elle a fondé Waru Studio, une plateforme de recherche artistique à Dakar, laboratoire d’expérimentation. «Je n’impose rien, je ne propose rien, j’expose», annonce-t-elle dans les premières pages.
De ce fait, et c’est là toute la force de son livre, Fatou Kandé Senghor nous livre une parole brute. Sur 13 chapitres, 11 sont exclusivement constitués de témoignages des rappeurs, managers, producteurs.
Pour introduire ce que la personne a à dire, une seule chose : son nom. Dans la première partie (L’histoire), chacun raconte comment il en est venu à faire du rap, qui l’a présenté à qui, comment s’est enregistré le premier son, comment cela a été reçu dans sa famille…
Un chapitre attire l’attention: Les femmes du hip hop. «Alif signifie Attaque libératoire pour l’infanterie féministe, expliquent par exemple les rappeuses de ce groupe, parce que nous proclamons la promotion des droits des femmes». Ce qui n’est pas rien dans un pays où, écrit par ailleurs Fatou Kandé Senghor, la femme est «toute sa vie ‘la fille de’, ‘la sœur de’, ‘la femme de’, ‘la mère de’»… Et de fait, on apprend un peu plus loin que l’une des fondatrices d’Alif a «quitté le groupe quand elle s’est mariée ; et ce n’est pas son époux qui a voulu qu’elle arrête de rapper, mais sa belle-famille». A noter également, le chapitre Les coulisses : Mister Kane y raconte son parcours de producteur (de Rapadio notamment), mais aussi les menaces de mort après les compilations D-kill Rap et Politichiens ; Safouane Pindra comment il courait après les magazines sur le business de la musique «pour les photocopier, les lire et essayer de comprendre ce que nous faisions», et comment il a eu l’idée des Hip Hop Awards avec Optimiste Produktions…
«Le rappeur au palais présidentiel»
La seconde partie (La communauté) donne la parole aux rappeurs sur deux sujets : l’éducation et la politique. Quels sont les rapports entre les rappeurs et le mouvement Y’en a marre, entre les rappeurs et l’Université (que beaucoup ont fréquentée), le rappeur a-t-il un rôle éducatif, citoyen, ou de passeur de messages ? Pour Fou malade, la réponse est claire : «J’ai encore envie de montrer aux gens que le rappeur peut entrer au palais présidentiel, animer des conférences, parler aux diplomates, parce qu’il a un discours cohérent. C’est un leader d’opinion, respectons le rappeur».
Duggy Tee (Pbs) le résume ainsi : «Moi je suis apolitique, mais j’ai les yeux ouverts». Didier Awadi (Pbs) précise : «Si, dans un de mes morceaux, vous êtes critiqués, cette critique vous devez la prendre comme un outil constructif. Nous ne vous critiquons pas pour atteindre des individus, mais des actes posés qui ont des conséquences afin de faire changer le cours des choses». La troisième et dernière partie (L’identité, la culture) propose les réponses des artistes sur leurs objectifs et dilemmes intimes, «underground loyauté» versus «argent et célébrité» par exemple. Jojo de Yatfu est à l’aise avec ça : «Nous sommes anticonformistes. Maintenant, être ou ne pas être underground, who cares. Nous on rappe, on avance, on vend et on n’a pas peur d’aller au fond, monter sur des scènes pourries et remonter uptown faire danser les jolies filles». Lalataké de Rapattack voit les choses différemment : «Nous sommes underground, c’est comme ça. C’est notre vécu. Tu viens nous voir en pleine inondation, nous sommes obligés de superposer des briques pour contourner les eaux diluviennes qui ont envahi les ruelles du quartier. Trois à quatre mois par an… […] Nous ne pouvons pas être aussi démunis et ne pas avoir une mission confiée par Dieu, c’est impossible. Notre mission est de défendre la population démunie. Le rap est vraiment la propriété du ghetto. Nous n’allons jamais perdre notre dignité en échange de condition de vies meilleures. Nous sommes des références pour la population».
Au final, Wala Bok convainc d’une chose : les jeunesses sénégalaises ont pris la parole par le rap, elles ne se tairont plus. Dans les médias désormais, des rappeurs sont invités certes pour chanter, mais aussi pour parler. Et pas uniquement de musique!
(rfimusique.com)