CHRONIQUE DE MAREME
5 ans plus tard
Christelle entra dans la pièce le sourire aux lèvres et nous tendit sa main où il y avait quelques pièces.
- C’est combien ? demandais-je.
- 300 francs, dit-elle tout bas.
- Que va-t-on acheter avec cette maigre somme ? Shhhuiiiipppp, fit Sophie en regardant Christelle avec dédain. Ton mec là, je ne sais pas ce qui me retient de lui dire mes quatre vérités. Yaw niako diom rék (tu n’as pas honte) qu’est-ce que tu fous avec ce vaurien.
- Laisse la tranquille, au moins c’est grâce à elle qu’on va manger aujourd’hui, défendais-je.
- Tu es sûre que les bourses ne sont pas sorties ? demanda encore Rougie
- Ooouuui, criions-nous en chœur Sophie et moi.
La faim n’est pas bien, elle fait monter la tension, l’hypertension et même la crise cardiaque. Lol !
Je me levais, prenant les pièces d’argent et me dirigeais d’un pas décidé vers la porte. Quand on meurt de faim, on ne fait pas de caprices. Je me tournais vers elles.
- Bon, comme d’hab les filles : 3 sachets de biscuits, 1 sachet de lait et 50 francs de sucre.
Tout le monde acquiesçait sauf Sophie qui répondit encore par un grand chipatou.
- C’est mieux que le déjeuner d’hier, beurk, reprit Rougui.
Nous n’avions que 200 francs, et avions acheté du riz que nous avions alors préparé en bouilli. Moi, je n’eus rien à mettre car je ne rentrais pas à la maison le weekend dernier ; je croyais que les bourses allaient être payées le lundi comme promis. Du coup, depuis mardi, c’était débrouille avec les filles. Je pris les sous et partis sans plus attendre à l’épicier, de toute façon nous n’avions pas le choix. De plus, avec le temps, on s’habituait à partager ces pauvres repas entre nous. C’était le quotidien des étudiants quand les bourses tardaient à être payées et que nous n’avions plus les moyens de nous payer des tickets restaurant : biscuit, thiéré (couscous mil) ou guerté thiaf (arachides chauffées au fourneau). Sauf peut-être pour Sophie et Inesse qui, grâce à l’argent des hommes, mangeaient la plupart du temps dans les restaurants. Malheureusement, pour Sophie, ces temps-ci, son commerce était au plus bas. Son plus généreux donateur est mort il y a deux semaines, il avait 78 ans. Le deuxième était en voyage depuis un mois et le troisième avait la main coupée. Elle sortait avec ce dernier uniquement parce qu’il l’invitait de temps en temps au restaurant. Comme beaucoup de filles au campus, Sophie faisait du ‘mbarane’ pour survivre, moi je dirais plutôt de la prostitution déguisée. C’est vrai que la vie estudiantine était très dure mais ce n’était pas une raison pour se vendre. Dans ce campus, nous étions nombreux à avoir des parents pauvres ou qui vivaient à des milliers de kilomètres. Nombreux venaient de contrées lointaines ou même de la banlieue pour poursuivre un rêve : décrocher un diplôme, travailler et sortir ses parents de la misère. Donc c’était avec peu de moyens et d’expérience que nous venions ici pour décrocher un quelconque diplôme. Seulement, nous ne nous préparâmes pas à une épreuve aussi dure. Car, l’Université Cheikh Anta Diop, c’était la jungle. Pour réussir, il fallait avoir plus qu’un cœur de lion.
Ça me prit un mois pour me trouver un endroit où dormir. Au début, je devais rentrer tous les soirs aux Parcelles Assainies où nous habitions depuis la mort du maire. Dès fois, j’arrivais chez moi à 21heures le soir alors que je devais me réveiller à 4 heures du matin le lendemain pour repartir ; car il fallait arriver tôt à l’amphithéâtre si on voulait avoir une place. L’université, conçue au départ pour environ 2 000 étudiants, en était à près de 100 000. Certains restaient debout pour prendre leurs cours. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises.
D’après la politique du campus, on octroyait aux meilleurs élèves une chambre alors je ne comprenais pas pourquoi j’en avais pas, vu mes notes au bac. D’après mes camarades, aujourd’hui, la plupart des chambres s’achètent. Bref, je cherchais un moyen d’en avoir une parce que je n’en pouvais plus de ces allers-retours infernaux. Je dépensais l’argent de mes parents, beaucoup d’énergie et de temps dans les cars. Il me fallait un hébergement et vite. Rougui avec qui je sympathisai depuis le début me présenta à Inesse avec qui elle partageait la chambre. Au début Inesse refusait de m’héberger vu qu’il y avait déjà quatre filles dans la chambre mais Rougui lui fit comprendre que j’avais un bon niveau en anglais et que c’était une aubaine pour elles. Le contrat signé, je les aidai dans les cours et autres et en retour elles m’hébergeaient. C’est ainsi que j’intégrai Claudel, le dortoir des filles de l’université de Dakar. Claudel abritait 5000 étudiantes, bien plus que la limite des 1 400. Au début, mon plus gros problème était la nourriture car étant une gourmande, je ne supportais pas le fait de zapper le petit déjeuner à cause des longues files d’attente dans les restaus. Soit je me levais très tôt pour faire partie des premiers dans les rangs, soit j’arrivais en retard. Finalement je zappais ce repas.
Certes, il existait de nombreux magasins alimentaires et restaurants privés autour du campus, mais ils étaient beaucoup trop chers pour moi. Papa me remettait 5000 francs tous les weekends mais entre le transport, les multiples photocopies et autres, il me restait à peine de quoi me nourrir pour trois jours. Les jeudis et vendredis je me rabattais vers les biscuits à 100 francs. J’avais une bourse de 28 000 francs ; quand elle arrivait avec du retard ça servait plus à payer les dettes contractées chez les filles. Malgré tout cela, j’étais heureuse car je faisais ce que j’aimais le plus : étudier. Aussi j’aimais la culture universitaire qui était bien ancrée avec ce riche brassage de nationalités. Mes camarades venaient de toute l’Afrique et ce métissage était plus qu’intéressant.
Bref, cette année je passais ma licence 1 en Sciences Juridiques. Avant, je voulais m’inscrire à la faculté de lettres vu que j’aimais beaucoup la littérature contemporaine. Mais après ce que j’ai vécu, je m’inscrivis en droit. L’envie de défendre les opprimés m’était chère après mon expérience. En même temps, je m’inscrivis en LEA (langues étrangères appliquées). Le cursus eut pour but de nous former dans deux langues distinctes et dans le secteur économique. Avec ces deux diplômes à la poche, impossible de chômer, en tout cas, je le pensais au moment de mon inscription, trois ans auparavant. Malheureusement ici au Sénégal, c’est le bras long ou la promotion canapé qui vous permet de trouver un stage. Je déposai ma demande de stage dans tous les coins et recoins de la ville et rien, nada, zéro coup de fil alors que certains de mes camarades qui n’arrivaient même pas à aligner deux phrases commencèrent dès la fin des examens. C’était décourageant. Heureusement, que j’étais une passionnée car les études étaient ma bouée de sauvetage. Elles me permirent d’aller de l’avant, d’oublier. Sans stages, ce serait comme toutes ces années, c’est-à-dire passer mes vacances à apprendre les cours de l’année à venir. Oui c’est comme ça que je faisais pour avoir de l’avance. Mes camarades me disaient que c’était impossible, aujourd’hui, ils s’étonnent de ma réussite. Je travaillais beaucoup, matin, midi, soir. Je ne me reposais jamais, ni les week-ends, ni pendant les fêtes scolaires ni pendant les grandes vacances. Apprendre était devenu ma priorité, ma raison d’être. Je devais réussir pour mes parents qui se sont sacrifiés pour moi.
Ma vie changeait complétement après la mort du maire. Du jour au lendemain nous avions déménagé, changé de nom et d’identité, une renaissance totale. Après le scandale que j’ai fait au deuil, Coumbis la grande sœur du maire se vengea en me vilipendant dans les médias. Ma mère n’osait plus aller au marché, mon père, avec son champ détruit, restait aussi à la maison prétextant qu’il n’était plus cultivable mais moi, je savais qu’il avait honte de sortir. Enfin, Menoumbé perdit son travail. Dans la maison, c’était la tristesse et la désolation totale jusqu’à la visite de Gnangue, l’homme de main de mon défunt mari. Il s’enfermait presqu’une bonne heure avec mon père. Quand il sortit enfin, il me dit adieu et me souhaita d’être heureuse. Comment ? Voulais-je lui répondre. Après cela, les choses se passèrent très vite, mon père partait le lendemain à Dakar pour revenir trois jours après avec une nouvelle des plus surprenantes. Nous devions faire nos bagages car nous allions déménager dès le lendemain vers la capitale. Papa vendit la maison à Gnangue et voulait prendre un nouveau départ après toutes ces histoires. Mon frère et moi, nous sautions au plafond, ma mère, quant à elle, paniquait. La seule chose que je trouvais bizarre, c’était nos changements de noms. Quand on interrogea mon père, il répondit que c’était pour complètement tourner la page. Maintenant, Papa s’appelait Ibrahima Ndiaye, Maman Oulimata Ndiaye, mon frère Mohamed Ndiaye et moi Fanta. Franchement Aicha était plus joli comme prénom. Fanta résonnait pour moi la boisson, ish. Bref, nous avions pour destination les Parcelles Assainies, une des banlieues les plus populaires de Dakar.
Au début, nous ne nous sentions pas chez nous, perdu dans notre appartement minuscule au troisième étage. Tout avait changé, le décor, les gens, les bruits, l’exiguïté des maisons, les petites rues, un vrai labyrinthe ce quartier. Nous nous adaptâmes rapidement à cette nouvelle vie banlieusarde où tout le monde se connaissait. Avec nos voisins, on sentait vraiment la légende téranga (hospitalité) sénégalaise. Menoumbé se retrouva très vite des copains, moi je me recroquevillais sur moi-même, ne sortais que pour aller au marché, préparer le repas, faire le ménage etc… Je ne savais pas combien Papa vendit la maison mais deux semaines plus tard, il ouvrit une grosse alimentation. Même ma mère avait une petite place pour continuer sa vente de tissu. Mon frère quant à lui travaillait pour papa, ce qui n’était pas de son goût. C’était lui qui s’occupait de tout ce qui était stockage et achat de nouvelles marchandises. Il était devenu responsable du jour au lendemain. Tous les soirs je voyais mes parents avec leurs machine à calculer compter les entrées et les sorties d’argent. Entre les loyers de la boutique et de l’appartement, les factures d’eau et d’électricité et la dépense quotidienne, les dépenses étaient plus nombreuses que les bénéfices. Alors on commença à se serrer la ceinture. Quelques fois j’insistais pour que ma mère vende les quelques bijoux en or que je reçus de ce bref mariage mais elle refusait disant que c’était pour moi. Effectivement, les bijoux me permirent plus tard de payer mes trois premières années d’inscription à l’université et aussi, d’acheter un ordinateur portable et tous les livres et autres dont j’avais besoin. L’année prochaine je n’aurai pas de quoi payer mon inscription et aucune société ne reprenait contact avec moi pour me proposer un stage, il me fallait vite une solution. Je me tournais vers Sophie en souriant :
- Sophie, ma copine chérie.
- Ne m’énerve surtout pas, dis ce que tu as à dire rèk shim.
- Vivement que tu retrouves rapidement un diamant à croquer sinon….
- Quoi ? Vous êtes trois et vous n’êtes même pas fichu de trouver un mec pour nous nourrir. Attends rèk que mon copain arrive, je vous assure que je ne vous dépanne plus. L’argent que je gagnerai à l’avenir, je le garderai pour les temps durs au lieu de nourrir des incapables.
- Moo, il ne faut pas exagérer. Sof ba dé (emmerdeuse), répondit la fière Rougui avec véhémence.
On repartait pour une dispute. Heureusement que le portable de Sophie sonna et qu’elle s’empressa de courir vers le dehors pour répondre. C’était sûrement Moustapha vu son sourire. Dix minutes plus tard, elle revenait en sifflotant, il fallut vite profiter de son humeur joviale pour lui poser mon problème.
- Il faut vraiment que tu m’aides, tu es mon dernier espoir, mon avenir… Elle ne m’écoutait pas et plongea dans ces habits.
- S’il te plait Sophie, je ne t’ai jamais demandé un service.
- Hi girl ne me casses pas les oreilles, accouche.
- Je veux que tu me pistonnes auprès de ton ami là Moustapha. Tu m’as dit qu’il est comptable dans un grand cabinet d’avocat et….
- N’y compte même pas, Inesse a raison, on doit se chercher une chambre pour nous deux et vous laisser ici. Vous passez votre temps à nous demander des services et le pire c’est que vous osez nous faire la moralité alors que c’est notre argent de mbarane qui vous dépanne tout le temps, dit-elle en regardant Rougui. Je n’ai plus envie de rester avec des souillons comme ça.
Encore une dispute, hé maama miya ces filles vont me tuer avant mon heure. Je fis sortir Rougui de la chambre pour éviter une bagarre. Dix minutes plus tard, je revenais sans elle pour essayer encore une fois d’amadouer Sophie. Je n’eus pas le choix, je me rabaissais car il me fallait ce stage. Je la retrouvai au téléphone et d’après la mine qu’elle afficha, elle n’était pas contente.
- S’il te plaît Inesse, tu sais que je ne connais personne à part toi alors…
- Ces filles-là sont dangereuses, tu les invites et elle chope ton mec en douce… …Tu penses dit-elle en me regardant bizarrement. Et si elle n’accepte pas, tu as vu cette meuf avec ces fringues à la noix.
Parlait-elle de moi ? Une minute plus tard, elle raccrochait et à ma grande surprise, m’affichait un grand sourire. Christelle fit non de la tête.
- Il faut que tu m’aides Fanta, c’est une question de vie ou de mort.
- Je ne peux pas, je suis une souillon, répondis-je pour la taquiner.
- Tu sais très bien que je ne m’adressais pas à toi, ne sois pas comme cette folle de Rougui. En plus, soit sûre que le stage, tu l’as dans la poche.
- Ah bon ?
- Bilahi, walahi, talahi mâla ko wakh (je te le jure sur tous les noms de Dieu, c’est moi qui te le dis).
- Hum et qu’est-ce que je dois faire ? Elle sursauta
- Qui te dit que tu dois faire quelque chose ?
- Je suis modé (démodé) mais pas bête. Elle se leva et vint s’assoir à côté de moi.
Hi diam (la paix). N’y compte même pas.
- Quoi ? S’offusqua-t-elle.
- Je respecte ta vie alors respecte la mienne. Vos trucs de mbarane là, je ne veux pas en être alors je le dis encore, n’y compte même pas.
- C’est à cause de ça que je ne t’aime pas, trop intelligente cette fille, n’est-ce pas Christelle.
Cette dernière fit une grimace et replongea dans la lecture. Je me levai pour prendre mes affaires et aller à mon endroit préféré : la bibliothèque. Mais je me demandais comment étudier avec mon ventre qui gargouillait.
- Ecoutes Fanta, c’est une chance inouïe de trouver un stage, tu n’en auras pas d’autres. En plus ce n’est pas comme si je te demandais de coucher avec le gars. C’est juste une invitation au resto rien d’autre.
- C’est comme ça qu’Inesse a commencé avec toi et regarde où tu en es.
- Moi je n’ai pas le choix si je veux continuer les études et m’occuper de ma mère.
- On a toujours le choix Sophie, tu t’es juste tournée vers la facilité.
- D’accord, comme tu le dis à chacun sa vie, mais là il faut vraiment que tu m’aides, je t’en supplie. Tu restes avec nous une heure, juste le temps qu’Inesse revienne de Mbour. En plus je vais bien te gaver car je sais que tu meurs de faim avec ton ventre qui n’arrête pas de crier.
- Si tu veux, je peux t’accompagner, avança Christelle d’une voix timide.
- Tu t’es vue avec ta mocheté, si je t’emmène, mon copain va me quitter direct. J’eus envie de rire mais je me retenais pour ne pas blesser Christelle.
- Franchement, tu peux te montrer très désagréable.
- Excuse-moi, qui kate hamoul bopam dé (cette fille ne se regarde pas dans un miroir). Alors ?
- Chi Sophie y a pas façon ; tu sais que je suis très mal à l’aise avec les hommes, je ne les digère même pas alors…
- Je te dis qu’Inesse vas nous rejoindre merde, cria-t-elle.
- Si elle te rejoint alors pourquoi veux-tu que je t’accompagne. Tu me prends vraiment pour une demeurée.
- D’accord, elle dit que ce n’est pas sûr et qu’elle ferait tout son possible pour se libérer. C’est au cas où. S’il te plaît Fanta, je te jure que c’est juste un diner, finissait-elle avant de commencer à pleurer.
Je m’asseyais auprès d’elle ne sachant pas quoi dire. Je savais qu’elle n’avait pas un sou sur elle mais ce n’était pas là une raison pour être à fleur de peau depuis quatre jours.
- Qu’y a-t-il Sophie ? Même si on n’est pas très proche c’est bien dès fois de se confier. Elle prit un grand air avant de parler.
- C’est juste qu’à la maison, la marmite n’a pas chauffé depuis trois jours et je ne parle même pas des mois d’arriérés de loyer. Maman dit que les petits n’arrêtent pas de pleurer et que le propriétaire risque de les sortir du jour au lendemain et…. Elle se tut en reprenant ses pleurs de plus belle.
- Et ton copain pourquoi tu ne le lui dis pas.
- Il est revenu hier de son voyage. C’est lui qui vient de m’appeler là et il veut que je le rejoigne avec une fille. Si je ne le fais pas, ça va l’embêter et je ne pourrais pas lui demander de l’argent après.
- Et pourquoi avec une fille ?
- C’est pour son ami, dit-elle en reniflant.
- Et qu’est-ce que je suis censée faire avec son ami ? Je n’arrive pas à croire que je pose cette question. Elle me regarda avec des yeux pleins d’espoirs.
- Rien, je te jure. Juste m’accompagner et essayer de faire la conversation jusqu’à l’arrivée d’Inesse.
- D’accord c’est bon. N’oublies pas que tu me dois un stage et un bon poulet rôti.
- Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer ; dit-elle toute souriante.
Je me demandai si les larmes qu’elle venait de sortir tout à l’heure étaient vraies. De toute façon, si le gars s’intéresse à moi, ce ne sera que de courte durée, dès qu’il verra Inesse, si elle vient, il m’oubliera complètement. Parce que cette fille était une bombe dans le vrai sens du terme. Inesse faisait 1,75 m, taille de guêpe, teint clair, yeux de biche… Tous les regards se tournaient sur son passage même ceux des femmes.
Il était 19 heures quand Sophie me convainquit de l’accompagner. Seulement il nous fallut presque deux heures de temps pour nous mettre d’accord sur ma tenue. Cheuteuteute bilay les femmes se fatiguaient, trop de chichi gnagna pour se faire belle et pour qui : ces monstres que l’on appelait homme, chipiripe, tchiam.
Quand nous sortîmes de Claudel, il était vingt-et-une heure passé. Sophie donna rendez-vous à son mec à quelques mètres de là parce qu’elle n’avait pas les moyens de se payer un taxi. Pour elle, c’était facile, mais pour moi, marcher avec ces talons était un vrai parcours du combattant. Devant Just For You, Sophie se parfuma encore.
- Tu devrais te mettre au sport ma belle, regarde comme tu transpires.
Affolée, elle se tamponna le front et tenta de sortir son petit miroir. J’éclatai de rire et la tira de force vers l’intérieur, hors de question de rester debout encore une minute avec ces talons de 20 cm. C’était avec ces récriminations et ma moquerie que nous entrâmes dans ce restaurant bar bien tamisé avec une belle décoration discrète. Dire que j’ignorais cet endroit qui était à cinq minutes de l’université. Alors que je me perdais dans la contemplation des lieux, Sophie me lançait son coude.
- Arrêtes de regarder comme une bleue et suis moi.
- Mais je suis une bleue foncée même y a quoi. Je peux repartir si tu as honte de moi. Je fis semblant de rebrousser chemin et elle me prit le bras complétement affolée.
- Hé pardon ! pardon ! J’éclatais encore de rire
- Je t’ai eue.
Nous traversâmes le resto pour aller au coin VIP. Sophie tendit chaleureusement son bras à un homme qui se dépêchait de nous rejoindre. Il était de teint noir, taille moyen, et très mince pour un homme. En tout cas pas aussi beau que le décrivait Sophie, juste moyen moyen. Ici il n’y avait pas grand monde et la déco était plus douillet, moins excentrique et très discrète.
- Salut mon sucre d’or, disait-il à Sophie qui se fondit dans ces bras en l’embrassant sur la bouche comme les blancs dans les films, mama miya, heuy. Faisant comme si de rien n’était, elle se tourna vers moi et me présenta à Moustapha qui me regardait avec gourmandise.
- Bonsoir Fanta, tu es très belle. Je sens que Malick va passer une belle soirée.
Malick ? Mon cœur fit un grand bon dans ma poitrine comme à chaque fois que j’entendais le nom de mon premier coup de cœur. Il y en avait tellement de Malick, ce n’était pas lui, me disais-je. Mais j’allais vite déchanter car plus je m’approchais du petit salon au fond hyper tamisé, plus je reconnaissais ces yeux de braises, marqués à jamais dans mon esprit. Malick Kane, en chair et en os, mon Dieu. Toujours aussi élégant : chemise noire, pantalon kaki et chaussures noires. Assis nonchalamment sur un des deux canapés, les jambes croisées, il nous regardait venir vers lui sans bouger d’un iota. Mon cœur battait à mille à l’heure, non 10 000 à l’heure, l’air me manquait et je sentais que j’allais défaillir. Quand nous arrivâmes à sa hauteur et que son ami nous présenta, il restait assis, sans aucun sourire et le visage crispé. Il était sûrement aussi surpris que moi mais dans son regard, il y avait quelque chose de dure.
- Hé copain, c’est quoi ces manières, je te présente mes copines et toi tu restes là, de marbre.
Il plissa les yeux et se leva de toute sa hauteur. J’oubliais à quel point il était imposant ; et son sourire charmeur qui le rendait irrésistible. Contrairement à Moustapha, il se baissa un peu pour faire la bise à Sophie.
- Enchanté de faire ta connaissance, depuis le temps que Mouha me parle de toi.
Oh sa voix, rauque, sensuel, provocateur. Qu’arrivait-il à Aicha. Quand il se tourna enfin vers moi, je lui tendis de suite ma main en sursautant comme une enfant. Il le prit en inclinant un peu la tête avec un sourire. Ce petit sourire mimique qui rétrécissait ces yeux et lui donnait encore plus de charme. Il se pencha tout de même pour me faire la bise comme avec Sophie. Je restais glacée comme un statut. Il déposa la bise, non sur ma joue, mais bien sur mon cou: vrivrivrim, un courant de la tête au pied. Une petite bise à la fois si sensuelle et si intime. Je ne savais pas quoi dire ni quoi faire moi, qui d’habitude, était si agressive avec les hommes. Devant lui, j’étais une crème glacée qui fondait sous le soleil ardant de midi.
- Bonsoir Aicha, me chuchota-t-il.
J’étais sûre qu’il entendait les battements de mon cœur. Nous nous regardâmes les yeux dans les yeux, sans rien ajouter.
- Hum hum, j’ai raté un épisode.
Malick se tourna vers son ami comme si lui aussi venait de se souvenir d’eux. Comme autrefois, nous nous déconnections du monde pendant un court instant. Comme la première fois, je ressentis devant lui les mêmes émotions fortes, électriques et intenses. Les jambes en coton, je me dépêchais de m’assoir avant de flancher. Comme si de rien il n’était, il s’asseyait à côté de moi, beaucoup trop près de moi. Je me décalais de vitesse, déjà que j’arrivais à peine à respirer. Il éclata de rire avant de me lancer.
- Arrêtes de jouer au timide avec moi.
- Vous allez nous expliquer à la fin ? disait Sophie
Elle me lançait un regard interrogateur mais moi je ne pouvais pas parler. J’avais un chat à la gorge.
- On s’est connu il y a longtemps de cela, n’est-ce pas Aicha.
Son « n’est-ce pas » là était plein de sous-entendu
- Elle s’appelle Fanta, disait Sophie.
Je suis dans la merde, pensais-je, j’oubliais complètement ce détail.
- Ah bon, depuis quand ? me demanda Malick en s’approchant de moi.
- Tu veux bien arrêter de te coller à moi, je ne suis pas ta copine, m’emportais-je.
Déjà que sa présence me perturbait, et son parfum enivrant, et ce regard oh, il voulait me tuer ou quoi. Malick leva les mains en signe repentir et recula un peu. Moustapha éclata de rire et nous regardait, ce qui détendit un peu l’atmosphère.
- Je sens que je vais aimer cette soirée, continua-t-il avant d’appeler le serveur pour passer commande.
C’était partie pour une soirée bizarre où le copain de Sophie me posait des multitudes de questions sur ma vie professionnelle et privée. J’avais l’impression qu’il faisait ça pour son ami et moi je répondais par monosyllabe. Malick quant à lui, ne parlait pas, et reprit son air détaché, adossé, un bras tendu sur le haut du canapé et sirotant un cocktail de fruit. Peut-être le vexais-je ? Tant pis pour lui. Sophie quant à elle, n’arrêtait pas d’envoyer des messages.
- A qui tu envoies des messages depuis tout à l’heure ? demanda son copain agacé
- Ah excuse-moi, c’est Inesse. Elle est en route, normalement c’est elle qui devait m’accompagner.
- Ce n’est pas grave, Fanta fait l’affaire, n’est-ce pas Malick ? Ce dernier fit un grognement, ce qui fit éclater encore de rire Moustapha. Je ne comprenais rien à son comportement.
- De toute façon Fanta ne pourra pas rester car elle a un autre programme de prévu.
Ah bon ? Voulais-je dire en regardant Sophie qui me fit un clin d’œil. Ha d’accord, Inesse arrive, on ne veut plus de moi ici. Mais je ne voulais plus partir. C’était là le problème. Le serveur arriva et déposa le poulet rôti devant moi. Au moins j’avais mon dîner, en tout cas, ça sent hyper bon.
- Tu as un copain Fanta.
- Excuse-moi mon ami mais je ne parle pas la bouche pleine, disais-je en m’attaquant direct à mon plat.
Avant, je pris le risque de lancer un coup d’œil à Malick qui continuait d’adopter son comportement bizarre. J’avais trop faim pour cogiter sur sa réaction et même si cet homme m’intimidait au plus haut point, devant la nourriture j’oubliais. Trois jours que je n’avais pris qu’un seul repas, je ne privais donc pas comme Sophie qui fait la sophistiquée avec sa fourchette et son couteau. Je ne dépliai même pas mon torchon. Je pris le pain et c’était parti, je ne respirai pas en mangeant, une vraie sauvageonne. Avec ce petit plat, le quart de mon ventre ne remplissait pas, j’avais encore plus faim. Enervée, je repensai au prix affiché sur le menu : 19 000 francs, je pouvais nourrir un régiment avec cette somme-là. Je me tournais vers Sophie qui ne toucha pas à son plat et qui me fusillait du regard. Je lui sortis mon plus beau sourire en regardant son plat. Là Moustapha éclata de rire jusqu’à se tenir le ventre. Malick le suivait de près. La honte.
- Si je savais que tu allais me faire la honte de ma vie ; c’est sûre que je serais venue seule.
- Ne sois pas méchante Sophie, j’adore ta copine, elle a faim et elle le montre bien, pas comme toi. Qui n’a pas été étudiant han Malick. Ce dernier souriait et fit signe au serveur.
- Servez un autre plat à mademoiselle et cette fois dites au chef de bien garnir son plat, s’il vous plaît. Toujours avec son accent de toubab de souche.
- Oui monsieur, et il partait en courant presque.
- Depuis quand n’avez-vous pas mangé Aicha ou Fanta ? Au fait c’est quoi ton vrai nom, demanda encore Moustapha.
- Avec les examens, nous oublions de manger des fois. Quant à la deuxième question, c’est une longue histoire.
- J’adore les longues histoires.
- Moi aussi, disait Malik en s’approchant encore plus de moi.
Si ça continuait, il allait être collé à moi et alors là, je serais complétement à sa merci. Pourquoi avec lui je n’arrivais pas à me rebeller, j’étais-là stoïque et complétement hypnotisée par son regard, ses lèvres roses, son allure, sa voix…STOP Aicha Ndiaye, commencétigua (tu recommences ?) me disait une voix intérieure. Pourtant à l’université on m’appelait Zena la guerrière avec toutes ces gifles retentissantes que je donnais à tous ces hommes qui m’approchaient. Au Parcelles assainies, on m’appelait l’inconnue parce que je ne sortais jamais de l’appartement. Quand mon frère emmenait un de ses amis, je devenais tellement exécrable avec le mec en question qu’il sortait en courant de la maison. C’était comme ça avec les hommes sauf Malick.
- A quoi tu penses ?
Je sursautais, depuis quand était-il si collé à moi, mon cœur reprit la chamade. Sauvée ! Le serveur me déposa un gros plat rempli de poulets avec à côté frites et sauces. En supplément, un plat de salade aux crevettes offert par la maison. J’étais toute heureuse avec mon plat à moi toute seule mais cette fois, je pris mon temps. Une demi-heure plus tard, je finissais en prenant soin de laisser trois frittes et un bout de poulet. Il fallut bien sauver les apparences. Ce fut à cet instant qu’arriva Inesse dans sa belle robe noire hyper moulante. Comme toujours, tous les regards se tournèrent vers elle. Dire qu’en partant de Claudel j’avais hâte qu’elle nous rejoigne. Là maintenant je n’en savais plus rien. L’idée que toute l’attention de Malick allait se concentrer sur elle ne me plaisait pas.
- Bonsoir, lançait-elle de la voix la plus enjôleuse.
Sophie s’empressait de faire les présentations en me faisant signe de me pousser un peu. Mais je n’eus pas le temps de répliquer, Inesse me poussa et se fit une place entre Malick et moi. Avant de se tourner vers moi :
- Tu devrais aller te barbouiller un peu, là tu sens le poulet. D’ailleurs, n’as-tu pas un autre programme.
Waw waw waw, que se passait-il, pourquoi sortait-elle les griffes ? Elles se donnèrent le mot, pensais-je. C’était quoi ce programme de prévu ? Ces filles étaient vraiment dangereuses, il fallait le voir pour le croire. Mais moi on ne m’écrase pas, plus maintenant.
- Avant tout, bonsoir Inesse. Tu as fait vite de rappliquer ici, j’espère que ça n’a pas fâché ton gars-là comment il s’appelle encore ?
Elle bafouilla quelques mots incompréhensifs en me regardant à la fois horrifiée et en colère. Shhiipp, elle n’avait pas à me provoquer. Je me levais la laissant sur place et me dirigea vers les toilettes. J’avais effectivement besoin de me laver les mains. Dans les toilettes, je me posais la question de savoir si je devais rester ou pas maintenant qu’Inesse était là. J’avais très envie de rester pour Malick. Je ne pouvais le nier, cet homme était le seul à briser cette barrière que je me fis après le décès du maire. C’était dans cette réflexion que je sortis des toilettes pour femmes. Quelqu’un me tenait le bras. C’était Malick et je n’aimais pas trop la façon dont il me regardait ou bien si, je ne savais plus. Il fit un pas en avant, j’en fis un en arrière. Aucun son ne sortit, juste des regards qui en disaient long sur ce qu’on pensait. Je reculais jusqu’à ce que mon dos touche le mur.
- Qu’est-ce que tu me veux Malick,
Il était si proche que je sentais son souffle sur moi. Qu’attendais-je pour le pousser et m’enfuir. Peut-être à cause de ces délicieuses lèvres qui s’entrouvraient, de cette odeur à la fois musquée et enivrante, et ces yeux oh. C’est clair, je suis foutue.
- Je veux juste vérifier quelque chose. Hum, disait-il
Ce murmure me fit encore plus d’effets que son regard posé sur mes lèvres.
- Tu….
Boum, il me prit la bouche comme un lion qui bondit sur sa proie. Il m’embrassa comme si sa vie en dépendait et moi je répondais, perdue dans ces bras. Pour la première fois, je découvrais le goût du baiser, hoo, délicieux. Tandis que sa langue pénétrait au plus profond de ma bouche, ses douces mains me prodiguaient des caresses inouïes, me plaquant encore plus sur lui. Tout mon corps tremblait alors que ses muscles tressautaient. Je sentis un déferlement d’émotions et de sensations. Comment pouvais-je me laisser autant aller avec un homme que je connaissais à peine et surtout dans le couloir d’un restaurant. A cette pensée, je sursautais et le repoussais. Tous les deux, nous reprîmes nos souffles et nos émotions tout en continuant de nous regarder dangereusement.
- Si tu t’es laissée autant aller alors que nous venons à peine de nous revoir, c’est que je ne me suis pas trompé sur mon jugement te concernant.
A ces mots, il tourna les talons me laissant sans voix. Je voyais un regard de haine avant qu’il ne se retourne comme si de rien n’était pour rejoindre les autres. Le choc était si fort que je m’agenouillais, ne supportant plus mes jambes. Il avait raison, il fallait vraiment être une femme légère pour se laisser embrasser comme ça par un homme que tu viens à peine de revoir après cinq ans. Qu’est-ce qui m’a pris ? Mon frère me le disait, devant cet homme, je perdais tous mes moyens. Je me sentis humilier par ce qu’il venait de me dire. Il me fallait quitter cet endroit, fuir ce prédateur qui brouillait tant mon esprit. Quand je sortis et que je vis Inesse bien recroquevillée dans les bras de Malick, alors je sentis que je n’avais vraiment plus ma place ici.
A lire tous les lundis
Par Madame Ndèye Marème DIOP
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