Il faut remonter à l’environnement politique de l’époque pour comprendre les non-dits de la démission du juge Kéba Mbaye. Et c’est ce qu’a fait un autre ancien juge du Conseil constitutionnel, Babacar Kanté. C’était en marge d’un séminaire ouvert, hier, au profit des médias.
Des confidences ne valent que par la qualité de celui qui les fait. Celles de Babacar Kanté valent bien que l’on tende l’oreille. Ancien membre du Conseil constitutionnel dont il a assumé les charges de vice-président, confident du juge Kéba Mbaye dont le nom sera écrit en lettres d’or sur les langues de la postérité, Babacar Kanté ne viole ni une obligation de réserve ni la mémoire du défunt mais restitue les faits dans leur cruauté dans le Sénégal pré-alternance. Et pour les comprendre, il faut bien les remettre dans leur contexte et dans leur environnement, marqués par une surchauffe dans les relations entre acteurs politiques de l’époque. Sorti d’un traumatisme consécutif aux élections de 1988, le Sénégal, via sa classe politique, s’accorde sur la nécessité de se doter d’une loi électorale qui transcende les clivages et satisfait les exigences minimales des formations politiques. Alors que la clameur s’était tue et les passions aplanies, le président de la République d’alors, Abdou Diouf, fait appel au juge Kéba Mbaye. Disons qu’il le tire de sa retraite après avoir longtemps servi à la Cour internationale de justice (Cij) et au tribunal du Comité international olympique (Cio). Le juge Mbaye accepte. Mais, fixe une condition : que tous les acteurs politiques donnent leur accord sur le choix de sa personne pour diriger les travaux. L’unanimité se dégage. Les travaux sont entamés et prennent le temps qu’il faut. Un «code consensuel», selon la terminologie de l’époque, est rédigé. Le texte, adopté à l’unanimité, est transmis au Président Diouf. Celui-ci décide de n’y changer «aucune virgule» et le transmet, par conséquent, tel quel, au Parlement pour qu’il en fasse une loi. C’est tout naturellement que Kéba Mbaye est désigné pour diriger le Conseil constitutionnel, créé dans la foulée. Sauf que, dans l’application, le texte rencontre des obstacles du fait, notamment de la mauvaise foi des acteurs. «Je n’engage pas ma signature sur un texte que les gens violent à la première application», déclare au juge Kanté le premier Président du Conseil constitutionnel qui, donc, rend le tablier. Nuit noire sur le Sénégal où, du fait de cette mauvaise foi, un juge démissionne tandis qu’un autre est assassiné. Tout cela finit par laisser des stigmates sur une institution honnie par certains, vilipendée par d’autres.
Et forcément, ce douloureux passé laisse des séquelles et fait installer des préjugés desquels le Conseil constitutionnel veut se libérer à travers ce séminaire ouvert depuis hier. «De sérieux doutes sont émis sur l’institution judiciaire et ils sont souvent amplifiés par les médias. Cette situation contribue à asseoir dans l’opinion une justice aux ordres, c’est-à-dire au service des politiques et des puissances économiques. Ces critiques se caractérisent par leur permanence. Le simple citoyen, peu imprégné du droit et des arcanes de la justice, finit par accréditer cette thèse», campe le Président du Conseil constitutionnel, Pape Oumar Sakho. «Dans ce climat de suspicion, le Conseil constitutionnel n’est pas épargné. Cela s’explique par le fait que, la justice, peu habituée à communiquer pour des raisons au devoir de réserve des juges, reste enfermée dans les limites des prétoires», reconnait-il. D’où la nécessité de «s’ouvrir au large public par le biais des médias. C’est pourquoi, le Conseil constitutionnel estime qu’il est nécessaire de faire comprendre sa mission et de faciliter l’accès aux informations qu’il publie et diffuse». Toute la finalité de ce séminaire qui vise à sortir le Conseil constitutionnel de sa tour d’ivoire et de le libérer de ses scories pour le mettre en vitrine. Une sorte de «portes ouvertes» sur un Conseil constitutionnel distant et aux décisions ésotériques. Ainsi, outre ce séminaire, le premier du genre dans les annales de l’institution née en 1992, un site internet a été mis en place et présenté aux médias.
Ibrahima ANNE