CONTRIBUTION Que reste-t-il de la magie dans nos sociétés modernes lorsqu’on en déduit la connaissance empirique ? Quand j’étais encore plus jeune, j’étais profondément marqué par le tabou qui entourait un arbre : il était interdit d’en couper une seule branche. Ce tabou m’a toujours intrigué, et ce n’est que lorsque j’ai fait des études supérieures que j’ai commencé à comprendre, en partie, les raisons qui le justifiaient. En sérère, il y a une sagesse qui dit : «Manddag diéguéé a’h ndèèth lakh diéggu» (il n’existe pas de savoir ésotérique, c’est le sens et la culture de l’observation qui procurent le savoir). Rapportée à l’esprit rationnel, cette sagesse est consolidée par ce propos de Schopenhauer : «D’une façon générale, ce n’est pas l’observation de phénomènes rares et cachés, seulement observables par des expériences, qui conduira à la découverte des vérités les plus importantes, mais celle des phénomènes qui sont sous nos yeux, accessibles à chacun. Aussi, la tâche consiste-t-elle moins à voir ce que personne n’a encore vu, qu’à penser, en face de ce que chacun voit, ce que personne n’a encore pensé». Telle a été la découverte par Newton de l’attraction terrestre et de la loi de la gravitation universelle.
Les hommes ont toujours vu des objets tomber, mais ni l’explication d’Aristote ni celle du sens commun n’avaient pris le soin d’observer par l’esprit afin de comprendre ce phénomène familier. L’esprit scientifique, l’esprit rationnel, observe avec son esprit plus qu’avec ses yeux : observer, c’est penser. Chez beaucoup de pseudos devins, l’observation est la source du savoir, mais par prétention et par imposture, ils prétendent détenir un pouvoir surnaturel.
Pour en revenir à cet arbre dont la coupe était interdite dans mon village, un détail qui m’a toujours échappé (et sans doute aux autres aussi), c’est que le vieil homme dont le champ abritait l’arbre, n’a jamais été pris de court par le début de l’hivernage. Il faisait des prédictions quasi exactes de la semaine et parfois même du jour de la première pluie. Il se trouve que plusieurs témoins révèlent l’avoir vu scruter l’arbre en en faisant le tour, les yeux rivés sur les feuilles de la plante «totem». Il est parti avec son secret, mais son histoire pourrait être éclairée par celle rapportée par Bassirou Tall dans Notes africaines, n°26, janvier, 1946 : un vieillard d’un village appelé Dam-Dordi avait le don de prédire la pluviométrie et était sollicité par les habitants à chaque abord de la saison des pluies. Avant de mourir, il a confié son secret à son fils.
Le secret du vieillard était en fait le fruit de l’observation de la nature : chaque fois que les habitants du village venaient le consulter, il leur demandait de revenir la semaine suivante. Entre temps, il prenait le soin d’aller au bord du fleuve observer la position des nids de mange-mil. Si les nids étaient placés sur les branches proches du sol, cela était un signe qu’il y aurait cette année-là des périodes de sécheresse (car les oiseaux aiment la fraicheur) : il fallait cultiver dans les bas-fonds. En revanche, si les nids étaient placé au faîte des arbres, l’entrée tournée vers le ciel, cela augurait d’une bonne pluviométrie (car les oiseaux fuient l’excès d’humidité) et qu’il était plus avisé de cultiver sur les plateaux. La morale qu’il faut tirer de cette histoire est que, dans la nature, tout est lié, tout parle, tout indique : la nature est un grand alphabet, un dictionnaire pour parler comme Baudelaire. Il suffit d’être attentif et d’avoir le bagage intellectuel nécessaire pour apprendre beaucoup de choses de notre grande demeure qu’est la nature.
Les Saltigués ont fait leur prédiction : la première pluie tombera un mardi et Macky Sall aura un deuxième mandat, etc. Pour la première prédiction, la nature n’a pas voulu confirmer les devins de Malango. Reste à savoir si la fantaisie humaine suivra la nature ou non en ce qui concerne la réélection de Macky. Mais au-delà de la question de l’exactitude de ces prévision, il y a le problème de la manipulation qu’elles permettent. Cette manipulation est double : autant en science qu’en magie, les acteurs peuvent tricher sur les résultats pour satisfaire des exigences politiques ou sociétales. Mais la manipulation de plus que renferme la magie, c’est dans le domaine même de la connaissance : les connaissances objectives et empiriques sont souvent entourées d’un voile mystique pour à la fois exclure toute réfutabilité et manipuler les consciences. Si l’on médite sur la sagesse sérère citée en début de texte et sur la théorie de Schopenhauer, le fait de prédire le début de l’hivernage, pas plus que la météo, n’a rien de surnaturel.
La pente irrationnelle qu’est en train de prendre notre société mérite réflexion et fermeté politique : l’obscurantisme et le mystique sont les ennemis de la société ouverte. On ne peut pas former des jeunes à l’acquisition des savoirs universels et à la saine émulation et en même temps asseoir leur moralité sur des bases mystiques. Psychologiquement, les Sénégalais sont démotivés parce qu’ils croient que le mérite et l’effort persévérant ne paient pas. La tricherie industrielle que l’on dénonce aux examens et concours, l’ascension politique sans mérite, les pratiques mystiques scénarisées par les télévisions : tout ceci finit par tuer le goût de l’effort. On ne peut bâtir une société avancée en se dérobant des exigences de rationalité et de démocratisation du savoir. Dans les études, dans le sport, dans la politique, dans l’économie, partout, le mystique enveloppe notre société dans la nuit noire de l’ignorance.
Loin de nous l’idée de réfuter l’existence d’un savoir ésotérique : nier un tel savoir, c’est en dernière instance nier la justification même de notre existence. La divination relève de l’esprit magique : c’est une prédiction par inspiration divine ou par des «esprits». La pratique divinatoire qui utilise «l’interprétation de signes ou la communication avec des forces surnaturelles». Mais la déviation que la divination est train de subir par l’action éhontée d’imposteurs de toute sorte exige une critique sans complaisance. Des saltigués il y en a toujours eu : il y en a qui prédisaient la mort du roi, la pluviométrie, les maladies épidémiques, etc. Il y en avait même qui faisaient tonner le ciel ou le faisaient pleuvoir : mais seul le service rendu à la communauté les guidait. Jamais les saltigués n’étaient mus par des calculs bassement politiciens ou mesquins. Ils ne tiraient aucun avantage personnel de leur savoir : mais ici comme en science, la recherche de la gloire personnelle et la cupidité produisent des monstres. Quand le saltigué n’est pas inspiré par les esprits et qu’il «provoque» des visions, il fait exactement comme les artistes dont Platon dit qu’ils n’ont d’inspiration que divine. Dès qu’ils sont quittés par les dieux et qu’ils se mettent à créer, ils se servent de leur fantaisie pour produire des simulacres. Un prophète sans dieu est un imposteur, de même un saltigué qui n’est inspiré par aucun «esprit» n’est qu’un politicien du savoir.
Les mages actuels font la même chose que les politiciens : ils ont compris la psychologie du peuple, mais au lieu de l’utiliser pour améliorer son sort, ils s’en servent pour le manipuler et l’exploiter. La magouille intellectuelle consiste ici à combler le congé des «esprits» par la connaissance empirique, par l’observation de phénomènes naturels associés à d’autres phénomènes considérés comme surnaturels ou à des prédictions avérées : et on prétend avoir «vu». L’analogie, la causalité symbolique, l’association par déduction, etc., jouent un rôle important dans l’univers magique. Mais le problème est que le magicien n’a pas, comme le scientifique, une torche qui éclaire ses «expériences» ésotériques : la pratique scientifique ne peut pas aller loin sans la théorie. Bachelard a dit que la science évolue par une incessante dialectique entre le «noumène scientifique» et le «phénomène scientifique» : la théorie et l’expérience en science s’éclairent et s’affinent réciproquement.
La connaissance empirique par contre est, pour reprendre le mot de Kant, aveugle. Or les devins actuels se servent de la connaissance empirique pour combler le vide qui est laissé par les esprits. Dans l’animisme (magie), on sait observer, mais on n’a pas la lumière théorique. La théorie permet de comprendre et de formuler les lois de la nature. Or sans la compréhension de ces lois, toute prévision est contingente. Il arrive que les prévisions du scientifique ne se produisent pas, mais lui au moins sait a priori ou a posteriori pourquoi ça n’a pas marché. Le scientifique peut même axiomatiser les causes de l’échec de ses prévisions, ce qui n’est pas le cas du magicien : il arrive que la probabilité permette au scientifique de réduire, à défaut de l’abroger, la marge d’erreur.
Que des particuliers recourent à la magie et fassent pleinement confiance aux délires d’un psychopathe qui se prend pour Jésus, c’est compréhensible, mais qu’un Etat puisse cultiver l’obscurantisme et l’irresponsabilité au point de convoyer des féticheurs à une coupe du monde, voilà ce qui est proprement inacceptable, scandaleux. L’Etat moderne, aussi longtemps que remonte l’idée qui l’a généré, est l’incarnation de la raison. Non seulement l’Etat a été institué sur la base d’idées et de principes rationnels, mais les hommes ne peuvent plus être gouvernés en dehors de principes objectifs. Le recours à l’irrationnel par un Etat moderne n’est rien d’autre qu’un maquillage d’une réalité indomptée par la faute d’une impuissance présomptueuse. On se joue du peuple, on le fait fantasmer en lui faisant croire que la politique au rabais, celle des laudatifs et des perfides peut tout régler : cette politisation outrancière ne laisse plus assez de place à la rationalité pure. Un Etat qui courbe l’échine à ce point, ne peut se plaindre d’avoir des jeunes qui trichent de façon industrielle au Bac et aux différents examens.
Alassane K KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal
Membre de la commissions Programmes et stratégie de l’IPC/FIPPU