CONTRIBUTION
«I’m a tax-payer». Chaque fois qu’un citoyen anglo-saxon s’exprime ainsi, ce n’est point pour se plaindre d’une diminution de ses moyens de subsistance, mais c’est plutôt pour exprimer une fierté. La fierté de faire partie des personnes qui supportent les charges financières de leur pays. C’est aussi une façon de rappeler ses droits à un interlocuteur qui aurait semblé l’ignorer ou l’oublier. C’est encore l’expression la plus légitime de sa citoyenneté et de son appartenance à une nation qui se construit ; une nation où chaque individu dispose d’une part de responsabilité qu’il se doit d’exercer pleinement. C’est ce que nous avons tenté d’appeler «l’esprit contribuabiliste» qui peut être défini comme une doctrine qui vise à placer l’acquittement des impôts et des taxes au cœur de l’expression de la citoyenneté : se sentir utile à sa nation ; se porter garant des investissements effectués par l’Etat au nom des contribuables ; être regardant sur l’exécution des dépenses de l’Etat. Qui paie commande !
En effet, le génie du peuple anglo-saxon est d’avoir incrusté dans le cœur des populations, dès le début de la lutte pour l’indépendance, le lien qui existe entre la contribution fiscale et l’acquisition des droits civiques. L’un des précurseurs de cette prise de conscience se nomme Henry David Thoreau. L’histoire rapporte que ce dernier a refusé un jour de payer l’impôt, que lui réclamait un agent de la gendarmerie municipale. La raison était qu’il ne voulait pas participer au financement de la guerre contre le Mexique, dans laquelle son Etat s’était engagé. C’était en juillet 1846, dans l’Etat du Massachusetts, aux Etats-Unis d’Amérique. Ce fut le point de départ d’un long combat pour la désobéissance civile. M. Thoreau affirmait que la désobéissance civile n’avait de sens que si elle revêtait un caractère économique. Il acceptait de payer l’impôt pour l’entretien des routes ou la construction des écoles, mais n’envisageait nullement de renforcer les capacités financières des Etats du Sud esclavagistes. Cet acte de courage et de détermination inspira plus tard l’écrivain russe Léon Tolstoï, le pasteur baptiste africain-américain Martin Luther King, l’étudiant indien de l’université d’Oxford Mahatma Gandhi…et tant d’autres.
A l’issue du combat de Thoreau, il était désormais admis «l’idée qu’un seul citoyen puisse se dresser contre son gouvernement, en son âme et conscience, afin d’être en accord avec les principes constitutifs de son Etat». Et la force motrice qui l’a toujours guidé est l’appréciation à sa juste valeur, du geste qui consiste à se priver d’une partie de son patrimoine financier et de le mettre entre les mains d’un Etat pour la réalisation d’objectifs précis. D’ailleurs, un ami rappelait à juste raison, cette boutade : «Les Américains ont deux certitudes dans leur vie : la mort et les impôts !».
Cette notion trouve également son sens dans la religion. Du moins, c’est l’une des valeurs fondamentales de la culture islamique pratiquée par le compagnon du Prophète, Oumar Ibn Khattab depuis la structuration, durant son khalifat, du Trésor public (Bayti Maal). Il avait poussé les limites de l’Etat islamique jusqu’au pays des Afghans et à l’est de la frontière chinoise. Par conséquent, il avait considérablement élargi les bases de son assiette fiscale. Malgré toute cette richesse, lorsque les Sahabas envoyèrent sa fille Hafça, qu’Allah (Swt) l’agrée, pour lui proposer l’augmentation de son salaire, il lui répondit ceci : «Le Messager d’Allah (Seydina Mouhamed Psl) a estimé les choses. Il a dépensé le surplus comme il convenait et s’est contenté du strict nécessaire. Moi aussi j’ai estimé les choses et, par Allah (Swt), je vais dépenser le surplus comme il convient et je vais me contenter du strict nécessaire.»
D’après le projet de loi des finances pour l’année 2018, il est prévu une somme de 3 597 milliards de francs Cfa de dépenses sur le budget général de l’Etat du Sénégal. Ce montant devrait être financé à hauteur de 2 211 milliards de francs Cf, par les recettes fiscales. Deux mille deux cent onze milliards constitués de 686 milliards d’impôts directs, 1 525 milliards d’impôts indirects (y compris les fonds de sécurisation des importations de produits pétroliers). Nous pouvons constater ici que l’impôt indirect (qualifié d’impôt indolore) représente près de 70 % de cette manne financière. C’est-à-dire lorsque nous effectuons une dépense courante (pour l’achat d’une brosse à dents ou de «guerté thiaf» arachide), au supermarché, à la boutique du coin ou sur une table de marchand ambulant, nous contribuons sans nous en rendre compte pour plus de deux tiers des recettes de l’Etat du Sénégal ; notamment le salaire du ministre, l’achat d’alcool de l’hôpital d’Ourossogui ou la craie utilisée par le maitre d’école d’Andoulaye !
Quant aux 686 milliards de l’impôt direct, ils seraient directement ponctionnés sur le revenu des Sénégalais qui, pour la plupart, peinent à se soustraire de l’engrenage d’un déficit financier mensuel permanent. Moins de 500 000 personnes s’acquittent de leur impôt sur une population active qui avoisine les 7 500 000 habitants. Les salariés sont généralement au Sénégal les seuls à se plaindre de l’impôt direct car ne pouvant y échapper. Cette partie des recettes fiscales est retenue à la source sur les bulletins de salaire. Le défi serait de donner la possibilité à chaque citoyen de cette population active et à hauteur de sa capacité contributive, de verser un minimum d’impôt. C’est non seulement pour renforcer la démocratie, mais cela place les Sénégalais à égale dignité puisqu’ils auront tous participé à la prise en charge des dépenses publiques.
Si nos compatriotes acceptent tous ces sacrifices, ce n’est sûrement pas pour financer des déplacements d’hommes politiques sénégalais à Paris, Malibu ou dans les Iles Barbades, prêts à allumer la mèche pour faire exploser leurs caprices de jeunesse. C’est pourquoi, il appartient à chaque Sénégalais de s’armer d’un «esprit contribuabiliste».
L’Etat doit, certes, effectuer des dépenses. Encore faut-il qu’elles soient acceptables aux yeux des populations («Qui aurait cru que le Sénégal allait, un jour, avoir un tunnel ?» ; un ancien s’en était juste émerveillé !) La rigueur dans la gestion des affaires publiques amène parfois de grandes personnalités à payer les frais de leurs dérapages incontrôlés. Ce fut le cas du président américain Bill Clinton, qui a pris le malin plaisir à retarder de quelques minutes l’atterrissage d’Air Force One afin de finir son rasage. Le Congrès américain exigea de lui qu’il remboursa ces minutes supplémentaires, qualifiées de dépenses inéligibles car non raisonnables, non bénéfiques et non imputables.
Le Sénégal n’en serait pas là avec l’affaire des biens supposés mal acquis si toutes les personnes impliquées étaient imprégnées de cet «esprit contribuabiliste». Lorsque les juges parlent de l’ampleur des supposées prévarications, alors que le minimum vital nécessaire à la survie des populations fait terriblement défaut, on ne peut s’empêcher d’être indigné. Il y a quelques années, un enfant était tombé par accident du quatrième étage d’un immeuble avec une jambe ballante, une mâchoire et un poignet cassés. Ses parents ont fait le tour des hôpitaux de Dakar de 17 h à 04 h du matin pour lui trouver un lit. Lorsque j’en ai discuté avec un médecin, il me fit comprendre «qu’il existe seulement 150 lits de traumatologie pour toute la région de Dakar. Ces 150 lits répartis entre les trois principaux hôpitaux de la capitale (Aristide Le Dantec, Principal et Cto) couvrent les 3 000 000 d’habitants de la capitale ; soit 1 lit pour 20 000 personnes. C’est, en outre, sans prendre en compte les besoins des autres régions du Sénégal ainsi que ceux de la sous-région frontalière qui, malheureusement, dépendent de ces 150 lits de traumatologie.»
Il poursuit, sur un ton sec : «Tu as pu le constater toi-même, il n’y a présentement aucun lit disponible à Dakar. Si par malheur (nianou niouko Yalla), deux bus entraient en collision, tout de suite, la moitié des passagers serait dans un état critique, faute de prise en charge correcte.» C’est terrifiant !
Rien que pour cela, nous ne devons qu’afficher du mépris, face à l’arrogance de certains de nos gouvernants qui ne se rendent pas compte qu’ils tirent l’essentiel de leurs moyens de subsistance de l’effort permanent des vaillants contribuables sénégalais (en moyenne 10 % de croissance des recettes fiscales par an depuis la dévaluation en 1994). C’est le cas depuis le temps des royaumes du Cayor et du Baol pourrait-on dire. «Rangoniou badola moy siim thiéréy bour». Cependant, dans le Sénégal d’aujourd’hui, le contribuable aimerait, en retour, ressentir du fond de son cœur, qu’il participe à l’amélioration des conditions d’existence de ses concitoyens.
Le contribuable mérite du respect et de la considération. Il exige l’humilité et le sacerdoce. Il n’attend pas que des directeurs, ministres ou conseillers gagnent des bases électorales. Mais le contribuable espère que ces derniers règlent ses problèmes quotidiens de fourniture d’électricité, d’accès à l’eau potable, de fréquentation d’infrastructures sanitaires et éducatives adéquates. En réalité, les contribuables sénégalais ne peuvent plus assister au spectacle affligeant qui consiste à redistribuer le fruit de leur dur labeur à des «clients-militants» pour la quête d’une légitimité politique.
Notre attitude à l’égard des utilisateurs de nos deniers publics devrait désormais être plus rationnelle, plus responsable et plus participative. Notre attitude serait aussi, celle d’un employeur vis-à-vis de son employé. Nous devons, sans plus tarder, bannir la complicité passive. Nous avons constaté que, pour la plupart des fautes reprochées aux mis en cause dans l’affaire des biens supposés mal acquis, beaucoup de Sénégalais – avocats, notaires, experts comptables, fonctionnaires de l’Etat – en savaient un bout. Les techniques listées par le procureur de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), sont tellement sophistiquées qu’elles ne pouvaient pas être opérationnelles sans l’appui de tous ces cadres. Si les faits sont avérés, je suis en droit de me demander comment ils ont fait pour organiser une conspiration d’une telle ampleur sur le dos des contribuables sénégalais. Sinon, le fisc peut parfois redresser bien des torts dans une société. Avec toutes les infractions commises, Al Capone aux Etats Unis, a toujours échappé à la justice de son pays, parce qu’il cachait très bien son jeu. Il a fallu l’intervention du fisc pour le neutraliser.
Sous ce chapitre, nous devons sereinement aborder la question de la taxation des députés. L’impôt que doivent payer ceux et celles qui votent les lois sur la fiscalité au Sénégal ne doit souffrir d’aucune ambiguïté. Il s’agit d’un sujet extrêmement sérieux qu’il faut discuter avec honnêteté et impartialité. Le Sénégal a irréversiblement changé. Le signal fort issu de l’exaltante aventure des Assises nationales est passé par là. Par conséquent, un débat philosophique doit être engagé dans chaque domaine de notre vie économique et sociale. Les Assises avaient commencé ce travail qui mérite d’être continué, dans le seul but de protéger «les Chefs» contre eux-mêmes, comme le disait un de mes aînés !
Cheikh Oumar SY