CONTRIBUTION
Oui, le procès qui s’ouvre ce jour, ce jour mémorable du 14 décembre 2017, est manifestement injuste, à la limite insupportable pour quelqu’un qui suit régulièrement l’actualité politique et surtout politicienne au Sénégal. Il ne devrait laisser personne indifférent, ni la classe politique, ni la société civile, ni les autorités religieuses. Celles-ci en particulier devraient se faire entendre, non pas pour s’immiscer dans une affaire pendante en justice, mais pour jouer le rôle qu’on leur prête : celui de régulateurs sociaux. Ne se réclament-elles pas avec force de deux religions – l’Islam et le Christianisme – qui prêchent pour l’équité, l’égalité de tous les citoyens devant la justice et la loi ? Toutes deux condamnent formellement l’injustice, surtout celle manifestement orientée, à deux poids deux mesures.
Du temps du Prophète Mouhammad (Psl) et de ses khalifes après lui, des fondateurs de confréries et de tous les hommes considérés comme de Dieu, la justice à la tête du client était prohibée et combattue. Or, selon de nombreux observateurs et des plus avertis, le procès qui débute ce 14 décembre 2017 a notoirement pour objectif d’éliminer un concurrent politique jugé dangereux. De l’avis des mêmes observateurs et de nombre d’autres compatriotes (votre serviteur y compris), l’homme qui a orchestré sans état d’âme toute cette situation, c’est celui à qui nos chefs religieux déroulent le tapis rouge, qu’ils inondent pour certains d’entre eux d’éloges et de remerciements dithyrambiques. D’autres, de moins en moins nombreux heureusement, recommandent à leurs disciples de voter pour lui les yeux fermés. «Il est à la tête du pays par la volonté de Dieu», argumentent-ils. Sans doute, mais Dieu n’est pas descendu sur terre pour l’élire. C’est par nous, hommes et femmes de raison, qu’IL a créés à Son Image, qu’IL est passé pour le porter au pouvoir, sur la base d’engagements fermes à gouverner le pays bien mieux que ses prédécesseurs. Une fois au pouvoir, on ne tarde pas à se rendre compte qu’il n’est pas un homme de parole. Il jette par-dessus bord tous ses engagements, renie toutes ses promesses, et met en œuvre une gouvernance qui rappelle, en tous points, celle meurtrie de son prédécesseur immédiat. Parfois même, il fait pire.
On peut avancer légitimement que «du nittu káddu». Or, Serigne Abdou Lahaat Mbacké, qui ne lésinait pas avec la vérité, disait que «gor dëgg, kaddoom da koy tënk». Lui, le président-politicien sénégalais, n’a cure de la parole donnée, des engagements pris, y compris des plus solennels. Point n’est besoin de nous attarder à illustrer cette affirmation par des exemples. Ils sont légion dans sa piteuse gouvernance au point que, dans une contribution, je lui posais la question-ci : «Monsieur le Président de la République, où trouvez-vous encore la force de regarder vos compatriotes les yeux dans les yeux ?» Rien ne l’arrête celui-là, sa seule préoccupation étant de se faire réélire coûte que coûte. C’est cette préoccupation, et elle seule, qui explique tous les reniements à ses engagements. C’est elle qui explique que, depuis le 2 avril 2012, il nomme sans gêne d’illustres inconnus, des hommes et des femmes souvent venus de nulle part et n’ayant aucun brin de compétence ou d’expérience dans les différents secteurs qui leur sont confiés. Nombre d’entre eux n’ont jamais traité un dossier administratif. Peu importe pour le politicien pur et dur qu’il est ! Ce qu’il attend d’eux, c’est de s’engager politiquement, «politiciennement» si le mot existait, de descendre régulièrement sur le terrain pour mobiliser.
Descendre sur le terrain et mobiliser ! Deux expressions à la mode dans sa ruineuse gouvernance. Régulièrement donc, pratiquement tous les vendredis, ils descendent sur le terrain et point n’est besoin d’être un génie pour comprendre qu’ils n’y vont pas les mains vides. Au su et au vu de tout le monde, ils distribuent de l’argent sans compter, manifestement celui du contribuable. Ils rivalisent d’ardeur à mobiliser. L’un d’entre eux, bien connu, a mobilisé jusqu’à Bamako où l’Association des Sénégalais vivant au Mali devait réserver un accueil «chaleureux et enthousiaste» au président-politicien qui devait y prendre part à une rencontre sous-régionale. L’ancien Gab (guichet automatique de banque) du Port autonome de Dakar – c’est de lui qu’il s’agit – a dégainé, pour l’occasion, vingt (20) millions de francs Cfa.
Sans doute, les inconditionnels du président-politicien me traiteront-ils de nihiliste qui ferme hermétiquement les yeux sur les réalisations de leur champion. Pas du tout. Je suis loin d’être nihiliste : j’ai les yeux rivés sur ses réalisations. Je les ai abordées dans nombre de mes contributions. Cependant, devant elles, je ne suis pas aussi enthousiaste que ses laudateurs. C’est le président de la République, et un budget est mis naturellement à sa disposition tous les ans. Que son gouvernement construise des routes, des ponts, des forages, des infrastructures sanitaires, scolaires, sociales, etc., quoi de plus normal ? Le problème, c’est la pertinence et le coût de ces infrastructures. Avec le président-politicien, l’appel d’offres a pratiquement cédé la place à l’entente directe et au gré à gré. Les conséquences directes de ce choix, ce sont, naturellement, les fortes surfacturations qui crèvent les yeux. On n’a vraiment pas besoin d’être un expert pour savoir que l’autoroute à péage «Ila Touba» ne coûtera pas 416 milliards de francs Cfa. On peut en dire autant du coût exorbitant de la réhabilitation du Building administratif, des fameuses cartes biométriques, ainsi que de nombre d’autres infrastructures comme le Centre de conférences internationales Abdou Diouf (Cciad), le Train Express régional (Ter), le désenclavement de l’Ile à Morphil, etc.
Et puis, une gouvernance ne se résume pas à la réalisation d’infrastructures, même pertinentes et dans des conditions transparentes. Le président-politicien le comprend bien ou, du moins, le comprenait bien avant d’être pris dans la tourmente des milliards faciles du budget national. N’est-ce pas lui qui tenait ce discours fort encourageant : «L’une de mes premières missions, ce n’est pas de construire des routes, des autoroutes et des ponts. La première mission est de construire un Etat de droit. Or l’Etat de droit, ce sont des valeurs, ce sont des principes, c’est l’égalité des citoyens devant la loi, c’est la lutte farouche contre la corruption et le népotisme (…).»
La cause est entendue, vraiment entendue. L’auteur de cette déclaration est-il vraiment l’homme qui gouverne aujourd’hui le Sénégal ? Est-ce lui qui ose parler d’Etat de droit, de valeurs, de principes, d’égalité des citoyens devant la loi, de lutte farouche contre la corruption ? Le procès qui s’ouvre aujourd’hui contredit tous ses engagements. Déjà, dès que le Rapport de l’Inspection générale d’Etat (Ige) mettant en cause la gestion (de la caisse d’avance) du Maire de Dakar a été transmis au Parquet, j’ai fait publier, notamment au quotidien Wal Fadjri du 22 février 2017, une contribution ayant pour titre : «Transmission au Parquet d’un rapport de l’Ige mettant en cause la gestion du Maire de Dakar : une diligence inhabituelle et suspecte.» Et je l’ai introduite en ces mots : «Ainsi donc, avec diligence, le président-politicien a transmis au Parquet un rapport de l’Inspection générale d’Etat (Ige) qui mettrait en cause la gestion du Maire de Dakar. Je me garderai, bien sûr, de me prononcer sur le fond de cette ‘’affaire’’ puisque, n’ayant pas lu ledit rapport, je n’en connais ni les tenants ni les aboutissants. Je suis fondé, cependant, à me poser des questions sur cette diligence avec laquelle la transmission a été faite, comme sur le déclenchement immédiat de l’enquête par le procureur de la République. Oui, nous devons nous poser des questions sur cette diligence manifestement sélective et suspecte du président-politicien. En effet, ce dernier ferme hermétiquement les yeux sur des dizaines de rapports de l’Ige, de la Cour de Comptes, de l’Agence de régulation des marchés publics (Armp), etc., qui s’amoncellent sur son bureau. Nombre d’entre ces rapports mettent gravement en cause, et depuis plusieurs années, la gestion de ministres, de directeurs généraux, de maires, etc. Ces rapports recommandent souvent l’ouverture d’informations judiciaires contre des délinquants présumés et leur limogeage immédiat. Le président-politicien a toujours fait le mort et voilà que, tout d’un coup, un rapport attire et retient son attention : celui qui met en cause la gestion d’une certaine caisse d’avance de la Mairie de Dakar».
Dans la contribution, j’ai donné des exemples concrets tirés du « Rapport public sur l’état de la gouvernance et de la reddition des comptes» de l’Ige, juillet 2013 et juillet 2014. Je renvoie le lecteur intéressé à ces deux rapports, surtout à celui de juillet 2013, qui met en évidence des cas flagrants de mauvaise gestion. C’est notamment le cas de la gestion catastrophique du Festival mondial des Arts nègres (Fesman). A propos de cette gestion, le Rapport de l’Ige révèle : «Prévu au départ pour cinq milliards au titre de la participation sénégalaise, la troisième édition du Fesman a finalement coûté plus de quatre-vingt milliards (80 000 000 000) de francs Cfa au Trésor public, compte non tenu des six milliards neuf cent quatre-vingt dix-neuf quatre-cent quatre-vingt-quatre mille quatre-vingt trois (6 999 484 083) francs Cfa représentant la contribution des autres Etats et organismes.» Et le Rapport de préciser que «l’essentiel des ressources a été mobilisé par le moyen de décrets d’avance et des ponctions de crédits destinés au financement de programmes et projets sociaux». Ce n’est pas tout. «Le préjudice financier subi par l’Etat, poursuit le rapport de l’Ige, n’est pas encore totalement circonscrit, des opérateurs économiques réclamant toujours le paiement de leurs créances sur le Fesman, lesquelles sont provisoirement estimées à plus de trois milliards (3 000 000 000) de francs Cfa» (page 115).
Un autre acte de brigandage financier est à signaler, qui a été rendu possible «avec la complicité de l’ancien ministre de l’Economie et des Finances (Abdoulaye Diop) et, tendant à dessaisir le Trésor public de ses prérogatives naturelles. Un simple particulier, constitué comptable public de fait, a été chargé de manipuler des deniers et de faire des règlements pour le compte de l’Etat. C’est ainsi que quinze milliards (15 000 000 000) de francs Cfa empruntés et payés par l’Etat ont été logés dans le compte bancaire de la société de ce particulier, alors que ladite société n’a aucun lien contractuel avec le Fesman» (page 116). Le bénéficiaire de ce brigandage est connu. C’est un certain Loum Diagne. Devant l’Ige, il a été incapable de justifier, pour l’essentiel, l’utilisation des fameux quinze milliards. Le moindre petit doigt n’a été levé sur lui. Au contraire, l’Etat a continué à lui donner des marchés.
Un autre cas de brigandage financier met en cause l’ancien ministre de l’Energie (Samuel Sarr pour le nommer) et l’ancien Directeur général de la Société africaine du Raffinage (Sar). Pour ne pas allonger davantage ce texte, je passe sur les différents forfaits. En tout cas, en agrégeant les différents manques à gagner, pertes et autres surcoûts, les contrôleurs de l’Ige estiment le préjudice globalement subi par la Sar, pour une seule importation (celle de la cargaison «Olinda»), «au moins à neuf milliards sept cent quatre-vingt seize millions sept cent soixante-neuf mille soixante-dix-sept (9 796 769 077) francs Cfa». Ils relèvent aussi «la forte présomption de collusion d’intérêts avec le fournisseur APL au préjudice de la Sar, avec la complicité de l’ancien ministre de l’Energie et de l’ancien Directeur général de la (Société)». Et, pour ces forfaits cumulés, «l’Ige (proposait) l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de l’ancien ministre de l’Energie et de l’ancien Directeur général de la Sar». Plus de neuf milliards de francs CFA, sans compter la forte implication de ce ministre passe-partout dans l’acquisition d’un terrain pour l’édification d’un immeuble à usage multiple de huit étages, devant servir de «Maison du Sénégal à New York» , pour abriter la Chancellerie du Sénégal à New York et le siège de la Représentation permanente du Sénégal auprès des Nations-Unies, ainsi que la résidence de l’Ambassadeur. Sans compter une autre implication, aussi forte que la première, dans «l’achat» d’une quarantaine de véhicules par l’Etat, alors que ces véhicules faisaient partie manifestement d’un lot de 250 véhicules offerts à l’Etat du Sénégal à l’occasion de la tenue du XIème Sommet de l’Organisation de la conférence islamique (Oci). Pour comprendre la gravité des forfaits cumulés dans cette affaire, il faut lire les pages 65-69 du Rapport de l’Ige de juillet 2013.
Si j’en étais de taille, j’inviterais les magistrats qui vont juger le Maire de Dakar, à lire les premiers pages. En attendant, pour l’Ige, «il s’est agi, au total, de manœuvres frauduleuses impliquant de très hautes autorités de l’Etat, ayant causé à l’Etat un préjudice financier direct de trois milliards sept cent millions (3 700 000 000) de francs CFA». Il convient de le rappeler, le ministre Sarr figure aussi sur la liste des vingt-cinq (25) compatriotes suspectés de s’être enrichis illicitement. Et ils le sont sûrement pour avoir été acteurs pleins dans les sombres douze années de la gouvernance du vieux président-politicien. Malgré tout, le ministre Sarr vaque tranquillement à ses occupations. Le président-politicien lui donne une chaleureuse accolade chaque fois que l’opportunité lui est donnée de le rencontrer. Il a une luxueuse résidence à Touba et donne sûrement de substantielles «addiya» à son marabout.
Le ministre Sarr est loin d’être seul dans l’impunité. Le président-politicien met le coude sur de nombreux dossiers qui mettent en cause ses amis (nouveaux ou anciens). D’autres dossiers mettant en cause, parfois gravement de gros gestionnaires de deniers publics, dorment sur la table du procureur de la République. Deux de ces dossiers pointent le doigt sur la gestion catastrophique du Directeur général du Coud comme de celle de son collège de la Société nationale de La Poste. Des bourreaux de deniers publics sont légion aujourd’hui. Nous sommes un petit pays où tout ou presque se sait. Ce n’est pas juste, ce n’est pas supportable, c’est proprement scandaleux, dans ces conditions-là, de n’avoir l’œil que sur le seul Maire de Dakar, suspecté d’avoir détourné un milliard huit cent millions (1 800 000 000) de francs Cfa. S’il est coupable, il doit certainement être condamné. Mais, il ne pourrait l’être seul pendant que des dizaines, voire des centaines de mauvais gestionnaires qui ont commis des crimes autrement bien plus graves et connus, ne sont pas le moins du monde inquiétés.
Le procès qui s’ouvre aujourd’hui est donc politique, jusqu’à preuve du contraire. Une justice doit être neutre, juste et la même pour tous les citoyens. Elle ne l’est sûrement pas pour le Maire de Dakar, un rival politique qu’il faut carrément éliminer, en tout cas jusqu’à preuve du contraire. C’est pourquoi, le président-politicien, son parti et ses dociles alliés exceptés, tout le monde, y compris les autorités religieuses, devrait s’en indigner et le proclamer haut et fort. Je rappelle (encore) cette sentence de Serigne Touba Khadim Rassoul à tous les magistrats, surtout à ceux qui sont chargés de juger le Maire de Dakar : «Le juge le plus honnête aura des comptes à rendre à Dieu.»
Enfin, je suis loin d’être un érudit de l’Islam, encore moins du Christianisme. Je crois savoir cependant, que «buur du jeng, te da fa wara samm alali mbooloo mi ñu ko denk». Cela, nos autorités religieuses devraient être les premières à le savoir. Elles ne devraient pas, non plus ignorer que, de ce double point de vue, notre président-politicien n’est pas un modèle, même s’il s’est engagé à leur moderniser leurs cités, à leur offrir à l’occasion des passeports diplomatiques et, peut-être parfois, des enveloppes ou des mallettes bien fournies. Elles ne devraient pas perdre de vue alors, qu’il ne fait rien par conviction, mais plutôt par opportunisme politique, plus exactement politicien. N’est-ce pas lui qui disait d’elles, que c’était des citoyens ordinaires ?
Mody NIANG