«Quand un écrivain s’engage dans la politique, il doit le faire en tant que citoyen, en tant qu’être humain, et non pas en tant qu’écrivain». Ce propos de George Orwell est très controversé, mais l’engagement politique de Youssou Ndour permet de comprendre cette thèse. L’artiste est un citoyen et un humain qui souffre de ce dont nous souffrons, qui vit nos joies et nos peurs et, pour cette raison, on ne saurait lui refuser un engagement politique : les artistes ont toujours joué un rôle avant-gardiste dans les luttes des peuples. Mais la difficulté et la révolte commencent lorsque l’artiste veut user de son aura artistique pour usurper une légitimité politique ou imposer une volonté politique.
Qu’un artiste mette son art au service de la nation en se battant pour des principes universels et des valeurs impersonnelles : voilà une entreprise normale et noble. Si c’est cela faire de la politique, il est difficile pour un artiste de ne pas faire de la politique, car c’est absolument coupable d’être artiste et de rester indifférent et insensible aux complaintes et misères de son peuple. Tout le problème est dès lors de savoir quelles doivent être les motivations et les voies de l’engagement politique de l’artiste ? Les artistes doivent faire entendre la voix du peuple, refléter sa désapprobation des errements des politiques. Youssou Ndour l’a fait et le peuple sénégalais lui en est reconnaissant, mais de là à substituer les intérêts personnels de l’artiste à ceux du peuple sénégalais, il y a une lisière que la décence morale et l’esprit républicain doivent incliner à ne pas franchir. L’artiste You n’est-il pas en train d’être parasité par l’individu You avec son lot d’égoïsme, d’avantages contingents et futiles au regard de la sacralité de l’intérêt général ?
Sans s’en rendre compte, notre You national est train de reproduire les mêmes pêchés qu’il disait l’opposer au régime Wade : la confusion entre les intérêts personnels et l’intérêt général, le culte du Moi et la conception oligarchique de la vie. Derrière cette lueur d’espoir que porte le «Fekké ma ci boolé» de You transparaît un leurre consistant à mobiliser les espoirs et les mécontentements populaires pour régler des problèmes personnels et ce, en procédant à un transfert affectif irrespectueux de la misère du peuple et des principes de la République.
Quand l’artiste s’engage en politique, il doit faire la nette dichotomie entre ses préoccupations personnelles et l’intérêt national, il doit aussi s’abstenir de faire de l’amour purement esthétique (et par conséquent apolitique) que le public lui porte un instrument d’assouvissement de ses intérêts. Un chanteur aussi grand que Youssou Ndour doit se garder de se muer en valet louangeur du prince, ne serait-ce que pour le respect qu’il doit à ses fans qui n’ont pas les mêmes convictions politiques que lui. Bref, l’artiste a le droit et, peut-être même l’obligation, de s’engager politiquement, mais si cet engagement doit épouser les contours et les modes opératoires de la politique politicienne qui se résume à n’être, selon la célèbre formule de S. Johnson, «qu’un moyen de s’élever dans le monde», alors on doit le maintenir dans les limites de son art.
Le problème est qu’au Sénégal la politique est piégée par des contingences totalement méprisables au regard de la démocratie et de la république. La société sénégalaise actuelle a ceci de fâcheux que tout est politisé dans le but simplement de faire porter à la nation le fardeau des souffrances et des injustices subies par des INDIVIDUS. Quand tout devient politique, soit c’est le totalitarisme qui germe et triomphe, soit la politique se «folklorise» et se vide de sa substance par défaut d’objet noble et généreux : elle ne s’applique plus alors qu’aux contingences individuelles. Les intérêts individuels sont désormais le substrat et la finalité ultime de l’engagement et de l’action politiques : c’est ainsi que les premiers symptômes du chancellement de l’Etat et de sa décadence prochaine sont nettement perceptibles dans le parasitage de l’intérêt général par de vils desseins. La place publique est privatisée, le débat politique est dénaturé et la célébrité devient la seule norme de l’action politique.
Rousseau avait manifestement raison lorsqu’il faisait observer à ce propos que «quand le nœud social commence à se relâcher et l’Etat à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés [les partis et les factions] à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants : l’unanimité ne règne plus dans les voix, la volonté générale n’est plus la volonté de tous, il s’élève des contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes… et l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier». C’est curieux ce que le genre humain est pratiquement partout coupable des mêmes vices et des mêmes astuces pour se dérober de la rigueur des lois et des principes de la démocratie ! Cette remarque de Rousseau nous fait voir la difficulté à circonscrire l’engagement politique dans les limites de la loyauté et de la démocratie : celle-ci est sans cesse parasitée par des factions et des intérêts égoïstes qui se voilent sous le manteau de l’intérêt général.
On n’est guère surpris de voir Macky Sall renier sa parole et, par ricochet, commettre un blasphème contre la République, mais on ne peut pas ne pas être surpris et révolté d’entendre You chercher à tirer son chapeau à ce désormais maître de la parole contingente. En violant la sacralité de la parole donnée, Macky Sall a tout bonnement prouvé aux Sénégalais la légèreté avec laquelle il s’est engagé dans la quête de la magistrature suprême. «Ngoro amoul kaddu», disent les Wolofs. On peut désormais dire avec eux que la politique est un pays où tout le monde dit la même chose, mais où les gens ne sont jamais d’accord parce qu’ils ne croient pas à ce qu’ils disent, ils ne croient qu’à une chose : le pouvoir.
Entendre Ousmane Tanor Dieng légitimer un tel parjure n’a rien d’étonnant, car son parti est sauvé de la dislocation par le fait que la question de la candidature est désormais différée d’au moins deux ans. Entendre les autres membres de la coalition au pouvoir bénir un si grand reniement ne surprend presque personne, car ils ne sont ensemble que pour sauvegarder des intérêts mesquins. En revanche, entendre Youssou Ndour faire une telle offense au peuple sénégalais est franchement inélégant, inopportun et à la limite provocateur. Les juristes peuvent dire ce qu’ils veulent, mais le peuple sait ce qu’il sait et personne ne peut le duper, car comme dit encore Rousseau (toujours très actuel) «les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité, les leurres, les prétextes raffinés ne leur en imposent point ; ils ne sont pas assez fins pour être dupes».
La finesse des pseudos intellectuels qui rivalisent d’ardeur pour convaincre le peuple que Macky voulait réellement réduire son mandat, n’intéresse guère le peuple : ce que sait le peuple, c’est que quelqu’un a dit quelque chose et n’a pas fait ce qu’il a dit. Youssou Ndour peut dire «Massa» à son héros en cire (car il fond sous le soleil des félicités du pouvoir) parce qu’il est dans la tête et les intentions du président, mais le peuple préfère méditer la parabole de Jésus : «Vous qui m’appelez saint, qui vous a dit que j’étais un saint ?»
Nous ne pouvons guère percer les mystères des intentions humaines, en revanche, nous pouvons juger les actes réellement accomplis par les hommes. C’est trop facile de dire qu’il a tout tenté pour tenir sa parole : lorsqu’il reprochait aux Sénégalais d’être trop discoureurs, parce qu’ils discutaient trop de la réduction de son mandat, Macky Sall avait posé les jalons de son reniement. Demander au Conseil constitutionnel son avis sur cette question pour légitimer un parjure, c’est comme demander à un Imam si la viande du mouton est licite ou pas alors qu’on lui cache le fait qu’il s’agit d’un mouton volé.
Alassane KITANE
Professeur au Lycée Sergine Ahmadou Ndack Seck de Thiès